Textes : Ps 146 Ésaïe 35, v. 4 à 7Jacques 2, v. 1 à 5 Marc 7, v. 31 à 37Pasteur Stéphane LavignotteTélécharger le document au complet

Notes bibliques

Commentaires bibliquesCe récit de guérison d’un sourd-muet a des proximités avec celui de la guérison d’un aveugle en 8,22-26 : le malade est amené par un tiers, il n’a lui-même rien demandé, il est conduit à l’écart de la foule pour la guérison, la guérison prend la forme de gestes particuliers, des gestes de toucher et pas seulement des paroles, le toucher sur les parties qui sont en cause dans la panne de communication. Dans les deux cas, cela met en jeu des sens liés à la communication : la vue et l’ouïe.La géographie indiquée est fantaisiste, elle n’a rien d’un parcours logique si on regarde une carte. Ce qui importe est que Jésus est toujours en territoire païen. Dans l’épisode précédent, il a soigné une femme syro-phénicienne. Dans l’épisode qui suit, (8,1-10) nous assistons à une deuxième multiplication des pains, en territoire païen, alors que la première (6,30-44) se déroulait en territoire juif. Entre les deux, il y a une polémique avec un groupe de scribes et de pharisiens sur le pur et l’impur et sur les discriminations légitimées dans la société sur cette base : « Vous laissez de côté le commandement de Dieu et vous vous attachez à la tradition des hommes » (7,8). Jésus se met donc à agir aussi pour les païens : il avait refusé de soigner la femme syro-phénicienne qui le lui demandait et ne l’a fait que parce qu’elle insistait ; là, on lui emmène la personne concernée qui ne demande rien et Jésus la soigne sans protester. Jésus est-il guéri à son tour, guéri de l’atrophie de son projet messianique ? Apprend-il que le projet de Dieu déborde les frontières de son ethnie, de sa culture religieuse, des barrières de genre, de handicap ? Lui qui avait parlé d’une manière très « incorrecte » à la femme syro-phénicienne – la traitant de chienne – trouve les mots pour l’homme qui « parlait avec peine » et va parler « correctement ».Le sourd muet a-t-il du mal à parler parce qu’il n’entend pas ? En tout cas, on passe de « parlant avec peine » (v.32) à « parlait correctement » (v.35) : le même verbe est utilisé. Ce « parlant avec peine » n’apparaît pas ailleurs dans le Nouveau Testament. Il n’apparaît que dans la Septante (la version grecque de l’Ancien Testament) en ésaïe 35,6 : « Alors… la bouche du parlant avec peine criera de joie ». Lui qui n’avait rien demandé, se met à parler correctement : mais on ne sait pas ce qu’il dit, le récit ne l’a pas retenu. Est moins important ce qu’il dit que le fait qu’il se met à parler « correctement ». Mais ce qu’il dit n’est pas plus relevé/écouté que lorsqu’il parlait « avec peine ».Toute la scène se passe à l’écart de la foule : « entendre puis parler, c’est-à-dire devenir le sujet de sa propre parole, est quelque chose qui relève de l’intimité » (Cuvillier). Il se développe une relation de personne à personne. Il n’est plus un handicapé, une personne moindre, il est un individu qui est regardé par un autre individu, et inversement. L’aveugle n’est plus l’objet d’une foule pour une guérison/tour de magie, n’est plus une bête de foire confiée à un prestidigitateur. Il est l’objet unique de l’attention de Jésus, il est un individu pour lequel il n’est plus question d’un geste stéréotypé de guérison (poser les mains) mais d’une série de gestes qui – dans tous l’évangile – ne seront développés qu’une seule fois, pour lui, en propre, « kat idian » « selon son particulier » (v.33).La multiplication des gestes, le soupir de Jésus indique-t-il – comme le soulignent plusieurs commentateurs – qu’il a des difficultés à effectuer cette guérison ? Les gestes en tous cas sont en rapport avec sa difficulté, ils lui « parlent » en fonction de ce qu’il est. Lui qui est sourd et muet, cela ne passe pas par des formules classiques – l’imposition des mains apparaît six fois dans l’Évangile de Marc – mais des gestes bizarres, un mot dans une tierce langue (ni celle grecque du récit, ni celle des gestes) et par un soupir/gémissement de Jésus, une parole « avec peine », comme celle du sourd : « la parole ne suffit pas, il faut qu’elle soit accompagnée d’un geste qui désigne le lieu où doit s’opérer le rétablissement » (Cuvillier). Il faut pointer, toucher là où se trouve le préjudice pour que quelque chose change, il faut rejoindre la personne dans sa propre difficulté. Par ailleurs, par rapport à une tradition qui sépare énormément le corps et l’âme, qui marginalise le corps par rapport à la parole, on peut aussi souligner que dans cet épisode le corps dans ce qu’il a de plus corporel (la salive, l’intérieur des oreilles…) a une place dans l’annonce de l’Évangile et la relation entre les personnes.Puis la foule réapparaît. La fin du texte insiste sur l’ordre de Jésus de ne rien en raconter (v.36), et la volonté de la foule au contraire de le proclamer, et de le dire (v.37). Si Jésus arrive à faire parler les muets, il a plus de mal à faire taire les bavards… A plusieurs reprises dans l’Évangile de Marc, Jésus veut ainsi empêcher qu’on raconte ses miracles, c’est ce qu’on appelle la thématique du « secret messianique ». On peut y voir une inquiétude que ne soit déformé le sens de ses gestes : il n’est pas un magicien, mais il est venu annoncer la Bonne nouvelle, la « voie sacrée » d’Ésaïe 35,4-7, de la venue prochaine d’un monde où les affligés seront consolés, les aveugles verront, les boiteux marcheront. Il ne veut pas qu’on se trompe sur le sens du mot « messie ». On peut y voir aussi une critique des religions « à mystère » en concurrence avec le christianisme à l’époque. Ces religions étaient « ésotériques », littéralement : un secret pour le petit nombre des initiés. La Bonne nouvelle de Jésus-Christ, au contraire, est publique, elle ne peut être cachée quand bien même Jésus lui-même le demanderait. Mais surtout, ce n’est pas un « secret » qu’on peut communiquer, « dévoiler » à des « initiés », c’est un chemin de vie sur lequel il faut marcher : la foule ne sait finalement rien quand elle assiste – spectatrice – au miracle du sourd muet qui se met à parler. Seul le sourd muet – acteur et pas spectateur – est entré dans le secret car il a vécu une expérience, une rencontre, un échange, a commencé un nouveau chemin. Le récit se termine par la foule disant : « il fait même entendre les sourds et parler les muets ». Plusieurs commentateurs à propos des pluriels parlent de « lapsus », d’ « erreur » ou de « généralisation abusive » de la foule, puisque Jésus ne soigne qu’une seule personne qui est à la fois sourde et muette.Il ne suffit pas que l’on sache entendre et parler pour savoir ce qu’on a entendu et en parler correctement… Les entendants qui deviennent des bavards n’ont-ils finalement pas autant besoin de Jésus que le sourd ? Antoine Nouis cite un proverbe : « Si Dieu nous a donné deux oreilles et une seule bouche, c’est pour que nous entendions deux fois plus que nous ne parlons ». La foule si bavarde n’est-elle pas invitée à se taire pour plus écouter, comprendre ce qui vient de se passer ?

Prédication

Dans cette histoire, il y a deux guérisons réussies et une guérison qui reste à faire. La guérison réussie c’est bien sûr celle du sourd-muet. On peut se demander ce qui a été soigné : est-ce parce que dorénavant il entend qu’il peut enfin parler ? Sans doute. Cette guérison a-t-elle été facile ? Peut-être que non, comme le laisse entendre ce soupir poussé vers le ciel par Jésus. Toujours est-il qu’il parlait avec peine, et que maintenant, il parle correctement. Est-il seulement soigné de sa difficulté à entendre et parler ? Il est aussi soigné d’autre chose. Au début, il n’est qu’un objet baladé par les autres. Il est amené – « porté » en grec – par la foule. Il est soigné alors qu’il ne demandait rien. Il est passif, et tout le monde semble décider pour lui. Il n’est pas une personne : il est un objet. Jésus lui offre autre chose : Il le sort de la foule, il n’est plus mêlé à la foule, il est mis à part. La guérison se développe loin de la masse, dans une relation de personne à personne. Il n’est plus un handicapé, une personne moindre, il est un individu qui est regardé par un autre individu. Le sourd – comme l’aveugle plus loin dans l’évangile qui lui aussi est mis à part pour une guérison – n’est plus l’objet d’une foule qui l’utilise pour une guérison/tour de magie, il n’est plus une bête de foire confiée à un prestidigitateur. Il est l’objet unique de l’attention de Jésus, il est à nouveau individualisé. Il est aussi guéri de cela : d’objet d’une foule, il devient le vis-à-vis d’une autre personne et donc une personne à son tour. Qui d’autre est soigné ? Qui d’autre profite d’une guérison ? Le second à profiter de la guérison de Jésus, c’est Jésus lui-même. De quoi Jésus était-il malade ? Il avait deux maladies. La première est une atrophie de sa sollicitude. Un rétrécissement messianique. Je m’explique. Où se passe cette scène ? Elle se passe en territoire païen. Les personnes qui demandent à être soignées ne sont pas juives. Que s’est-il passé au début du chapitre ? Il a été interpellé par des pharisiens. Ils reprochent à Jésus et à ses disciples de ne pas respecter la loi juive et de manger avec les impurs et donc notamment les païens. Et il riposte : « Vous laissez de côté le commandement de Dieu et vous vous attachez à la tradition des hommes » (7,8). Il proclame que la loi de l’amour de Dieu et du prochain doit passer au dessus des lois créées par les humains. Ça c’est le discours de Jésus. Mais Jésus a du mal à passer de ce discours aux actes. Que s’est-il passé juste avant cette scène ? Une femme syro-phénicienne – donc païenne – lui a demandé d’intervenir. Il a d’abord refusé en arguant qu’elle n’était pas juive – « il ne serait pas convenant de prendre le pain des enfants pour le donner aux petits chiens ». Elle lui a répondu que « les petits chiens sous la table mangent les miettes qui tombent de la table des enfants ». Secoué par cette interpellation de la femme – digne d’un Jésus répondant aux pharisiens – il a accepté de la soigner. Là devant le sourd – païen comme la femme – Jésus s’exécute sans rien dire. Il le soigne non seulement sans que le sourd n’ait à argumenter, mais sans qu’il ne demande rien. Et que se passe-t-il juste après cet épisode du sourd : il va faire une multiplication des pains. Il a déjà opéré ce miracle plus tôt dans l’évangile, mais en territoire juif. Là, il va le faire en territoire païen, pour des païens. Voilà la première guérison de Jésus : Il apprend que le projet que Dieu lui a confié déborde les frontières de son ethnie, de sa culture religieuse, des barrières de genre, de handicap, de ce qui est « normal », de ce qui est sa norme de référence. Il est guéri de l’atrophie de son projet messianique. Il ne laisse plus sa sollicitude être bridée par toutes ces barrières : il est guéri d’une atrophie de l’amour du prochain qui menaçait gravement son projet messianique. Mais il y a encore autre chose dont il est guéri. Il avait une autre maladie liée à la première. Laquelle ? Avez-vous retenu comment se déroule sa guérison ? Dans Marc, les guérisons passent toutes par des mots prononcés, et des mains qui sont posées sur une personne. Là Jésus fait autrement. La personne est sourde, elle n’entend pas. Certes, il y a un mot, un seul. Il lui fait peut-être lire sur les lèvres – « il le dit à l’homme » précise le texte. Mais surtout, cela passe par des gestes avant de passer par des mots. Cela passe par des gestes précis, par les doigts et la salive de Jésus qui vont toucher où est le mal, qui désignent là où est le problème – les oreilles, la langue. Il n’est plus question d’un geste stéréotypé de guérison mais d’une série de gestes, uniques dans tout l’évangile, développé une seule fois, pour cette personne sourde, en propre, « kat idian » « selon son particulier » (v.33) dit le texte. Jésus avait la même maladie que celle que nous sommes beaucoup à avoir, que beaucoup de nos églises, institutions, médias ont : le conformisme qui exclut sans le vouloir. Communiquer de la même manière avec tout le monde, et en faisant cela, exclure beaucoup de monde, car la manière courante, majoritaire, « normale » de communiquer, d’accueillir, de parler est finalement comprise par peu de monde. Jésus passe du conformisme qui exclut à ce que le Conseil œcuménique des églises, et de nombreuses églises du Sud ou du monde anglo-saxon appellent d’un nom étrange : « l’inclusivité ». Quand nos habitudes, nos façons « majoritaires » excluent -souvent sans le vouloir- les autres, les minorités, les gens différents, l’inclusivité c’est chercher les mots et les gestes qui incluent, qui font une place. Regardons ce que fait Jésus. Il fait deux choses. Il touche là où se trouve le problème : les oreilles, la langue. Les églises inclusives commencent par oser dire aux personnes concernées là où se trouve le problème : « oui, nous églises, nous avons du mal à vous accueillir, vous qui êtes des indigènes, des pauvres, des handicapés, des personnes gays et lesbiennes. Nous mettons le doigt là où ça nous fait mal et là où ça vous fait mal ». Et ensuite, comme Jésus, elles trouvent des signes – intégrer des éléments de culture indigène dans leurs cultes – des mots – par exemple traduire les cultes en langue des signes – pour parler à l a personne dans sa langue, « selon son particulier » comme dit le texte de l’évangile. Le sourd est soigné, Jésus l’est aussi. Mais alors, pour qui la guérison échoue-t-elle ? Pour la foule. De quoi la foule est-elle malade et n’est pas guérie ? Restons d’abord sur la même idée qu’auparavant. On nous dit que l’homme « parlait avec peine » : et si surtout, son problème était qu’il était « entendu » avec peine ? Si le problème était qu’au départ, la foule et son entourage n’ait pas fait l’effort de l’écouter, à tel point qu’on veut le soigner alors qu’il ne demande rien ? La foule ne fait pas l’effort de l’écouter, et bien sûr, elle ne fait aucun effort pour communiquer avec lui. Elle ne fait pas l’effort de parler dans sa langue, avec des gestes comme le fait Jésus. Au début, non seulement, elle décide pour lui et ne cherche pas à communiquer, mais elle le promène comme un paquet, un objet. Et à la fin, elle n’est pas guérie, elle ne s’intéresse toujours pas à lui comme personne. Elle ne parle pas de lui, elle parle tout de suite de généralités : Jésus « fait parler les sourds et les muets ». La maladie de la foule c’est qu’elle ne fait pas l’effort de s’intéresser à l’individu, à la personne. Comment pourrait-on appeler cette maladie ? Cette façon de ne pas voir Ibrahim et Fanta mais « des noirs » ? Jacques et Anne, mais « des cathos » ? Pierre et Youssef mais des « gauchistes » ? Certes, c’est aussi une forme de conformisme qui exclut, de panne de la sollicitude mais d’abord une façon de ne voir le monde que par sacs, par groupe, en généralités, voir les choses « en gros ». Comment appeler cela : La « grossièreté » ? Le « généralissime » ? Le syndrome du sac ? Mais surtout, en faisant cela, la foule passe à côté de Jésus, et c’est pour cela que peut-être elle n’est pas soignée. Elle est incapable de percevoir et de rentrer dans la relation d’individu à individu qu’instaure Jésus car elle cherche du secret, du miracle, de la puissance. Quelque chose de bien spectaculaire qu’elle peut aller proclamer partout, et ainsi se mettre elle-même en avant en disant : « Hé, vous savez ce que MOI j’ai vu ? ». Car c’est bien cela qui l’intéresse, et c’est pour cela que Jésus peut bien lui demander de se taire, il n’aura aucune chance d’être entendu par cette foule qui n’a aucune envie d’entendre, de rencontrer, qui n’a qu’une seule envie : classer, juger, pour pérorer, proclamer… Faisant cela, elle loupe Jésus, elle loupe ce que le sourd, lui a vécu avec Jésus. Il n’y a pas de « secret » à « dévoiler », pas de scoop à publier en « une », pas de mystère qui permette de frimer sur les routes de Galilée ou les plateaux télé mais un chemin de vie sur lequel le sourd a commencé à marcher, une expérience dont il faut être acteur -la foule est spectatrice, le sourd acteur-, un expérience qui commence par une rencontre, un échange, avec une personne, un par un. Et donc finalement, les malades et les guéris ne sont pas forcément ceux qu’on croit. Ceux qui se croient bien portants, qui amènent des sourds pour qu’ils soient soignés, sont peut-être ceux qui restent à soigner. Quand des enfants de milieux défavorisés vont en vacances dans des familles protestantes, qui est le bien portant, qui sera guéri ? Quand nos braderies et vestiaires reçoivent des vêtements de certains et les donnent à d’autres, qui est le bien portant, qui sera guéri ? Quand nos églises mettent en place un culte accessible à des sourds et malentendants, qui est le bien portant, qui sera guéri ? Quand une église ou une entreprise met fin aux discriminations envers les personnes gays ou lesbiennes, qui est le bien portant, qui sera guéri ? Qui est le bien portant, qui sera guéri ? Qui reste dans le syndrome du paquet, dans la grossièreté, dans le généralissime, qui rentre dans un cheminement de la rencontre, dans l’expérience de la rencontre de l’autre, dans la relation de personne à personne ?