Notes bibliques

 

On n’est pas obligé de faire allusion au 31 octobre 1517 et à la Fête de la Réformation, mais ce serait assez naturel de le faire, d’autant plus que nous préparons la commémoration du 500e anniversaire de la Réforme en 2017. Dans ce cadre, un culte œcuménique aura lieu le 31 octobre prochain à la cathédrale de Lund en Suède, présidé par l’évêque luthérien de Jérusalem, Younan (l’actuel président de la Fédération luthérienne mondiale, fondée justement à Lund en 1947), et l’évêque catholique de Rome, François. La liturgie de ce culte est accessible sur le site suivant : https://www.lutheranworld.org/sites/default/files/dtpw-lrc-liturgy-2016_fr.pdf

En ce qui concerne le texte du jour, un certain nombre d’observations exégétiques se trouve déjà dans la proposition de prédication. Ce qu’on peut dire d’emblée, c’est que ce récit contient beaucoup de mouvements : Jésus traverse Jéricho, Zachée court en avant et monte dans le sycomore, Jésus s’arrête devant l’arbre où le péager s’est dissimulé, celui-ci redescend promptement. Ensuite il est revenu à sa maison pour y accueillir Jésus qui a momentanément interrompu sa route vers Jérusalem pour venir voir Zachée chez lui.

Le texte est divisé en plusieurs étapes : 1) Présentation du décor de la scène (v. 1-4) ; 2) Rencontre inattendue de Zachée avec Jésus et les conséquences de cette rencontre (v. 5-6) ; 3) Réaction scandalisée de ceux qui y ont assisté (v. 7) ; 4) Déclaration d’intention de Zachée ; 5) Dénouement du conflit.

Or on s’aperçoit vite que ce texte n’est pas une tunique sans couture (cf. Jn 19, 23). Le v. 8 semble être une incise, car le v. 7 trouve sa suite logique au v. 9. Ce dernier verset commence littéralement ainsi : « Jésus dit à lui », à savoir à Zachée, mais ensuite Jésus s’adresse à la foule indignée. Toutefois, il est possible de traduire par « Jésus dit à son sujet », ce qui sauverait la cohérence du texte.

Deux détails :

– L’attitude de Luc par rapport aux riches, voir 6, 24 ; 12, 16-21 ; 18, 23 et chap. 16.

– Le v. 4 parle d’un sycomore (que le dictionnaire définit comme étant un figuier originaire d’Égypte, aux fruits comestibles, au bois très léger et incorruptible) et dans la réponse de Zachée : « Si j’ai fait tort à quelqu’un… » (TOB), « si j’ai extorqué quoi que ce soit à quelqu’un… » (NBS) ; « si j’ai volé quelqu’un… » (Chouraqui), le verbe grec est sycophantein (aussi Lc 3, 14), que l’on retrouve en français dans « sycophante » : délateur, dénonciateur, mais qui à l’origine veut dire « dénonciateur des voleurs de figues » (figue en grec = sycon). En grec profane, le verbe signifie plutôt « calomnie », « accuser faussement ».

Le récit atteint son apogée dans la dernière phrase (comme souvent dans les paraboles) : « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (cf. Mt 9, 13 : « Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs »). C’est pourquoi la prédication proposée insiste sur les nuances du mot « salut ». Humainement parlant, Zachée était perdu parce qu’il avait choisi un métier qui le séparait des autres, qui l’isolait de sa communauté sociale et religieuse. S’étant enrichi aux dépens des moins riches, il s’était transformé en exploiteur. Grâce à la rencontre inopinée avec Jésus, il s’est retrouvé, il a été réintégré dans la vie avec les autres, il a compris qu’il était reconnu par Dieu en dépit de ses méthodes douteuses, il était prêt à recommencer sa vie. L’a-t-il recommencée ? Personne n’en sait rien (même si les Constitutions apostoliques, une compilation datant du IVe siècle, pensent savoir qu’il a été le premier évêque de Césarée de Palestine !). Ce qui compte est le mot « aujourd’hui » : « Aujourd’hui, le salut est venu pour cette maison ». Comme chacun de nous, Zachée avait besoin d’entendre cette parole à nouveau tous les jours. Elle expire dès que commence le jour nouveau, le lendemain. C’est comme le pain de tous les jours que nous demandons dans le Notre Père. La demande concerne l’« aujourd’hui » – non pas demain.

Voici les quatre épisodes où Jésus déclare : « Ta foi t’a sauvé » (cf. la prédication). Suivant l’ordre de l’évangile selon Luc, Jésus adresse la première fois ces paroles à une pécheresse,  euphémisme pour une prostituée, lors d’un repas dans la maison d’un pharisien nommé Simon (chap. 7). Dans le deuxième récit, le personnage principal est une femme qui perd son sang depuis douze ans (chap. 8). Dans le troisième exemple, qui raconte la guérison de dix lépreux, les paroles concernent le seul parmi eux, un Samaritain, qui est revenu remercier Jésus en se jetant à ses pieds (chap. 17). Et à la fin il s’agit d’un mendiant aveugle, selon Marc nommé Bartimée, assis au bord de la route près de Jéricho (chap. 18). Ce sont tous des exclus, des personnes « impures ».

Le texte du jour raconte comment Jésus a croisé la vie d’un homme et comment, ce jour-là, il a changé l’existence de celui-ci. A ce propos, il peut être intéressant de lire l’homélie du pape sur le même texte le 31 juillet 2016 aux JMJ en Pologne (http://www.lejourduseigneur.com/Replay ). Partant du personnage de Zachée, elle s’attarde surtout sur les obstacles pour une telle rencontre.

1) Nous avons une basse considération de nous-mêmes et il nous arrive de viser en bas plutôt qu’en haut ;

2) Le risque de se ridiculiser, de faire piètre figure qui pourrait paralyser n’importe qui ;

3) L’indignation de l’entourage qui se scandalise : cet homme ne vaut pas grand-chose, néanmoins c’est à lui que Jésus s’adresse. – Le pape parle à une foule de jeunes et adapte son langage à eux, mais ce qui est dit aux jeunes qui ont pris la peine d’aller jusqu’à Cracovie, peut aussi très bien être entendu par nous qui, moins jeunes, sommes restés chez nous !

 

 

 

Prédication

La Société de l’Histoire du Protestantisme français proposa en 1866 à l’Église réformée d’instituer un culte annuel de la Réformation qui serait célébré le 1er novembre, comme le faisaient déjà les luthériens d’Alsace.

Cette proposition fut bien accueillie et pendant longtemps, la Fête de la Réformation fut célébrée dans beaucoup de paroisses réformées autour de cette date. A cet effet, la liturgie officielle de l’ERF de 1963 prévoyait encore un culte spécial. Aujourd’hui, cependant, cette coutume est moins répandue et la nouvelle liturgie de 1996 n’en parle pas. A cela s’ajoute la difficulté pratique que le 31 octobre tombe toujours pendant les vacances scolaires. Le 31 octobre 1517 est en effet la date où Luther, d’après une information donnée par son ami Mélanchthon, afficha ses 95 thèses contre l’abus des indulgences sur la porte de l’église du château de Wittenberg et ainsi, sans qu’il l’ait voulu, déclencha un mouvement qui, en quelques décennies, divisa la chrétienté d’Occident.

Alors, pourquoi tenter de renouer avec cette tradition d’un culte de la Réformation qui ailleurs, en particulier chez les protestants allemands, reste encore bien vivante ? N’est-ce pas un peu passéiste, nostalgique, voire anti-oecuménique ? La réponse serait oui, si ce culte était l’occasion d’une auto-glorification, d’un retour aux temps héroïques du protestantisme et du souvenir des épreuves que nos pères dans la foi ont subies. La réponse est non, si ce culte est l’occasion de parler de ce que les réformateurs ont redécouvert, à savoir que l’homme est sauvé par la grâce, par le moyen de la foi, et non par les œuvres.

Ce thème dépasse largement le cadre d’une seule prédication. A vrai dire, il devrait être audible dans toutes les prédications comme un avertissement adressé à toute tentative de confondre foi et morale.

Tournons-nous maintenant vers Zachée. Son nom veut dire le pur, mais il était tout sauf pur, parce qu’en tant que chef de la douane de Jéricho, il collaborait avec l’occupant romain. Par ses compatriotes, il était considéré comme pécheur  et, par conséquent, mal vu dans la synagogue.

Cet homme de modeste taille, mais de considérable richesse, voulait voir Jésus, un peu comme aujourd’hui certains veulent voir le pape. Il n’avait absolument pas l’intention de parler à Jésus et s’attendait encore moins à être interpellé par lui. Mais surprise ! Malgré sa cachette entre les branches du sycomore, Jésus l’aperçoit et au lieu de lui reprocher son choix de métier, il lui demande de revenir sur terre et de l’accueillir chez lui. « Aujourd’hui, il faut que je demeure dans ta maison ». Et le petit chef douanier de Jéricho l’accueille avec joie, pendant que les autres citoyens de la ville ont du mal à cacher leur indignation à la fois morale et religieuse.

Le reste de l’histoire, on le connaît. Zachée déclare qu’il donnera la moitié de ses biens aux pauvres et que s’il a fait tort à quelqu’un, il lui rendra le quadruple. A quoi Jésus répond qu’en ce moment même le salut est venu pour cette maison.

Après cette paraphrase du texte, je voudrais vous confier un doute relativement à ce happy end. On sait que Luc, d’ailleurs le seul parmi les évangélistes à rapporter cette histoire, n’aime pas les riches, car ils ne veulent pas partager leur opulence avec les pauvres. Aussi le geste de Zachée envers les pauvres et exploités est-il exemplaire – mais, dirai-je, presque trop exemplaire pour ne pas devenir suspect. Cette suspicion est renforcée par le fait que si l’on retire le verset où Zachée montre sa bonne volonté, le verset qui précède et le verset qui suit font une suite logique. Saisi par l’indignation des présents, Jésus leur dit que le salut est aujourd’hui venu pour la maison de Zachée – non pas parce qu’il se montre généreux, mais parce que Jésus est entré dans sa vie. Le salut – mot d’ailleurs extrêmement rare dans les évangiles – est la présence de Jésus et l’accueil de cette présence par Zachée, grand  pécheur devant l’Eternel. J’ose donc affirmer que Zachée ne fut pas sauvé parce qu’il s’apprêtait à partager ses biens avec les nécessiteux, mais qu’il s’y déclara prêt parce qu’il était sauvé de lui-même, délivré de son passé, par la parole inattendue de Jésus.

Peut-être cette interprétation du texte est-elle erronée, mais elle me tente comme un exemple pour illustrer la différence entre foi et morale.

Les évangiles synoptiques ont retenu quatre passages où Jésus dit à quelqu’un : « Ta foi t’a sauvé ». Du point de vue logique, le salut est toujours quelque chose qu’on attend, car celui qui est déjà sauvé n’attend plus le salut. Celui-ci suppose donc le besoin d’être sauvé. Or déjà le langage ordinaire sait que personne ne se sauve par lui-même. Le langage utilise le passif – on est sauvé – et rappelle que c’est toujours quelqu’un d’autre qui me sauve : les médecins m’ont sauvé, les marins m’ont sauvé lorsque j’étais en train de me noyer, etc. Ces exemples montrent aussi que celui qui est sauvé a échappé à un danger qui l’aurait mené à la mort. De tels exemples abondent déjà dans la Bible : Tu m’as délivré de la mort, tu as dénoué mes liens, tu m’as protégé contre mes ennemis…

À chaque fois, c’est ma vie, dans toute sa densité physique et spirituelle, qui est sauvée, sauvegardée, préservée. Que ce soit la vie présente, comme dans l’Ancien Testament et parfois aussi dans les évangiles, ou que ce soit la vie à travers la mort, dont parle fréquemment l’ensemble du Nouveau Testament. Cette extension de sens nous empêche de réserver le mot « salut » à ce qui concerne l’après-mort. Quand Jésus guérissait les malades, il leur apportait déjà le salut et l’on sait qu’en latin, « salus » veut tout simplement dire « santé ». Alors, pour changer un peu de vocabulaire, on pourrait dire que celui qui est sauvé, quels que soient les degrés et les circonstances du salut, retrouve sa santé, corporelle ou spirituelle. Affirmation qui atteint son apogée dans l’espérance que celui qui est mort peut trouver la vie auprès du Dieu vivant.

C’est dans ce cadre que le salut est lié au nom de Jésus. C’est par lui que Dieu nous pardonne nos offenses, et en ce sens nous sauve de nos péchés. C’est par lui que nous sommes délivrés du mal, de toutes les figures de la mort qui rongent la vie terrestre avant de la consumer entièrement. Cette promesse est, pour reprendre l’expression d’Esaïe, « une parole irréversible », destinée à être reçue avec confiance.

La foi est l’appropriation de cette promesse, la lente imprégnation de la parole chrétienne durant toute la vie. Si ténu, si fragile soit-il, c’est ce lien avec la parole chrétienne et avec l’esprit qui la porte qui est le propre du chrétien.

On comprend alors mieux Luther quand il dit que ce ne sont pas les œuvres qui font de l’homme un chrétien. De nos jours on dirait plutôt : ce n’est pas la morale qui rend un homme chrétien. La morale, ou l’éthique comme substrat de la morale, se situe sur le plan universel. En principe, tout le monde peut en discuter. Dans un Comité national d’éthique ou au Café du Commerce, dans le dialogue interreligieux ou dans les familles. On n’arrive pas toujours aux mêmes conclusions, mais le débat peut avoir lieu, parce qu’en tant qu’humains, on est confronté aux mêmes problèmes et aux mêmes conflits.

Ce n’est pas la morale qui rend un homme chrétien : du point de vue moral, les chrétiens ne font rien que des non chrétiens ne font pas ou ne pourraient pas faire. Non, ce qui distingue le chrétien des autres, c’est son rapport à la parole du Christ (dans le NT, l’objet de la foi est quasiment toujours Jésus Christ, quelques rares fois c’est Dieu). Quand Jésus passait à Jéricho, le mot chrétien n’était pas encore inventé, mais le message central de ce récit est que la vie de Zachée fut bouleversée par la rencontre avec Jésus, d’une part parce que Jésus s’adressa à lui personnellement, d’autre part parce que Zachée accueillit cette parole avec joie et confiance. Sans cet accueil, le don de la parole n’aurait pas été un don, seulement une ébauche de don restée inachevée.

Et les œuvres, la morale dans tout cela ? Disons ceci : Dieu ne nous aime pas parce que nous faisons le bien, mais Dieu aime que nous fassions le bien. Mais que Dieu nous préserve de savoir quand nous faisons le bien – « quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite » (Mt 6, 3) – et surtout que Dieu nous préserve de faire un lien direct entre notre foi et le bien accompli « …afin que nul n’en tire orgueil ». Le bien accompli peut avoir de multiples causes disons naturelles et la foi peut s’y ajouter. Je suis même persuadé que c’est le cas, car une foi qui ne porte pas de fruit n’est qu’une coquille vide. Écoutons à ce propos ce que Luther écrit en 1522 dans sa préface à l’Épître aux Romains :

 « Ô quelle chose vivante, active, efficace, puissante que la foi ! Il est … impossible qu’elle n’opère pas sans cesse le bien. Mais celui qui ne fait pas de telles œuvres est un homme sans foi …Il est par conséquent impossible de séparer les œuvres de la foi ; c’est tout aussi impossible que de séparer le feu qui brûle de sa lumière ».

            La foi chrétienne ne commence pas par la morale. Elle commence par la promesse qu’elle est appelée à accueillir. Ensuite, mais ensuite seulement, vient la morale. Ou comme le dit une sagesse hindoue que j’ai trouvée dans la Petite liturgie quotidienne des Sœurs de Pomeyrol : « Ne cherche pas à faire le bien. Sois en Dieu. Et le bien tombera de ta vie, comme le fruit tombe de l’arbre ».