Reprise

Présentation

Pour cette brève présentation, je me suis inspiré essentiellement du livre de Xavier Léon-Dufour, dont je vous donnerai les références à la fin, et que je vous suggère de lire, en particulier la partie introductive du Tome 1.

 

Origine de l’œuvre

La plupart des critiques datent l’Évangile d’après l’an 100. Il a été mis sous le patronage de l’apôtre Jean. En fait, le livre fut l’œuvre d’une équipe, ou plutôt d’une communauté. Une « École johannique », ordinairement située à Éphèse, en serait le lieu de conception. Très évoluée par rapport aux auteurs des synoptiques, elle insistait particulièrement sur la divinité du Christ, d’après le souvenir de sa vie et de son enseignement. Ce premier travail fut retouché par un « Evangéliste-écrivain » ; enfin, un « Rédacteur-compilateur » y apporta la dernière touche.

Notons de suite l’une des spécificités théologiques de Jean : sa christologie. Le Christ cède la place à Dieu le Père. Le Dieu d’Israël demeure tout au long l’acteur primordial. On pourrait parler de théocentrisme christologique. Jésus n’apparaît jamais sans quelque relation avec son Père ; sa révélation ultime est que son Père veut être notre Père. Dieu est essentiellement relation, d’abord avec son Fils, et par lui avec les hommes.

 

Plan de l’Évangile

Les critiques sont à peu près unanimes sur la répartition de l’ensemble de l’Évangile en deux parties :

Chapitre 1 à 12, qui décrivent la rencontre de Jésus et de ses contemporains ;
La seconde partie, chapitre 13 à 21, montre Jésus en dialogue intime avec les siens.

Une difficulté : l’emplacement du chapitre 6. Comment accepter que, aussitôt après le discours de 5, 19-47, Jésus « passe de l’autre côté de la mer de Galilée, de Tibériade » (6,1), alors qu’il est à Jérusalem ? Il convient de reconnaître ceci : le chapitre 6 a été inséré dans un ensemble préexistant, celui que forment les chapitres 5 à 11. Ce chapitre qui évoque « le mystère du pain de vie » a été rédigé selon une logique narrative et théologique assez cohérente :

6, 1-15 : Jésus donne du pain à profusion
6, 16-25 : Jésus rejoint les disciples et la foule
6, 26-71 : le Pain de Vie, que l’on peut subdiviser en péricopes :– La demande de pain véritable (26-34) ;
Jésus, pain du ciel (35-47)
Jésus, pain vivant qui se donne à manger (48-59)
La décision de la foi (60-71)

 

Deux lectures conseillées 

Xavier Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile de Jean, éd. Du Seuil, tome 1 et 2
Jean Zumstein, “L’Évangile selon Jean”, dans Introduction au Nouveau Testament, sous la direction de Daniel Marguerat, éd. Labor et Fides, 2001, p. 345-370.

 

Prédication

Obéir ou trahir, il n’y a pas d’autres choix !

Jésus avait invité la foule à le “manger”. Il s’agit d’aimer Dieu, en ouvrant sa vie au Christ. Il s’agit de suivre le Nazoréen sur le chemin de la croix, de communier à sa souffrance et à sa mort. Il s’agit d’obéir à ses paroles, à ses exigences radicales d’humilité. « Afin que, par moi, vous ayez la vie, dit-il » (v. 57).

Ils avaient entendu l’appel  et ils étaient choqués, blessés. Parce que son commandement va à l’encontre de leur désir principal. Parce qu’il contredit leur aspiration première, qui se résume en une quête de bien-être immédiat, purement terrestre. Ils n’avaient faim que d’une chose : la gloire, la réussite ici-bas. Et pour cela, ils espéraient un Messie tout puissant, qui leur offrirait le pain de ce monde, à satiété. Sans ambiguïté, la réponse est donnée : Si vous êtes incapables d’aimer le Christ dans sa faiblesse et sa laideur, de reconnaître en sa mort la manifestation suprême de l’amour divin, vous serez aussi incapables de le reconnaître dans sa gloire (v. 62). Si vous ne comprenez pas que l’amour est abaissement infini, vous ne pourrez jamais participer à son “élévation”, à sa victoire. La foi au Ressuscité est avant tout attachement absolu à l’homme de Nazareth, le crucifié, communion à son corps, à son corps flagellé, à sa vie crucifiée. Voilà le pain qui leur est proposé. Ils le trouvèrent « dures » sans intérêt, scandaleuses, révoltantes.

Mais Jésus connaît la raison profonde de leur incrédulité : le rejet de l’œuvre divine primordiale. Dieu vient à l’homme ; il fait le premier pas ; il lui propose  son amour, son salut, sans condition. Il l’attire au Christ, afin d’y trouver l’accomplissement de son être total. Mais l’homme choisit de l’ignorer, de le haïr. C’est pourquoi Dieu l’ignore, à son tour. Car l’amour ne s’impose pas. Mais quand Dieu vous dit très haut qu’il ne vous aime plus, sachez qu’il vous aime encore ; il crie sa colère ; il espère votre retour, secrètement. Avec angoisse, il espère…

Bref, croire au Christ crucifié s’avère un acte difficile, impossible à l’homme. Cela ne peut arriver qu’au travers d’une mort : la mort de l’homme chair. En Christ, Dieu donne à chaque homme de le rencontrer dans la plénitude de son amour, et d’accueillir une parole de vie. Bien souvent, il se voit rejeté. A cause de son amour. Car son amour exige l’amour, rien que l’amour. Dieu veut tout, sinon rien !

Alors, Jésus se tourne vers les Douze, en leur posant la question essentielle : « Et vous, ne voulez-vous pas partir, vous aussi ? » (v. 67) Il les provoque, en quelque sorte : Vous êtes libres aujourd’hui et demain ; ma porte est laissée grande ouverte. Certes, j’ai besoin de vous, je vous aime plus que tout, mais si aujourd’hui ou demain, vous avez envie de me quitter, tant pis pour moi, tant pis pour l’amitié, tant pis pour le monde qui espérait en vous. Plus fondamentalement, Jésus pose la question de la foi : Que représente pour vous la foi au Christ ? Est-ce une chose qui vous concerne de manière absolue, ou un élément secondaire et marginal de votre existence ? Et de la bouche de Pierre jaillit l’ultime confession chrétienne, qui résonne à la fois comme une proclamation divine et une prière d’homme : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as des paroles de vie éternelle… » Le bon disciple découvrira en Jésus son unique “planche de salut” ; il s’accrochera, non à sa présence physique, mais à ses paroles de vie, proches, vivantes, puissantes. Croire à l’évangile s’impose à son âme comme une question de vie ou de mort. La mort et la résurrection de Jésus constituent pour lui l’unique événement qui puisse fonder son existence et lui donner sens. Parce que Jésus est « le Saint de Dieu », le cordon ombilical qui l’unit au Père. Parce que Jésus est le chemin, la manifestation ultime de son amour. En lui, et en lui seul, il a la vie. En lui, et en lui seul, il connaîtra la plénitude du bonheur.

Tout homme est appelé à faire le choix décisif et exclusif de la foi au Christ, de l’obéissance de la croix, en vue de sa destinée éternelle. Décisif et exclusif, dans le sens où nulle part ailleurs, en aucun christ sur terre, vous ne rencontrerez le Dieu Père dans la plénitude de son amour. Décisif et exclusif, dans la mesure où le mouvement de son amour nous entraîne irrésistiblement au sacrifice de soi total. Décisif et exclusif, dans la mesure où Christ est tout pour vous, comme vous êtes tout pour lui.

Mais la foi n’est pas qu’un acte de décision, aussi radicale soit-il. Elle est une marche, une longue marche parsemée d’embûches, qui exige endurance et fidélité. L’essentiel n’est pas le fait d’être “élu”, mais de le demeurer toute la vie : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze ? Et cependant l’un de vous est un diable ! » Autrement dit : Vous êtes les bienheureux de mon cœur, vous êtes mon espérance, en vous tous, j’ai mis ma confiance. Mais prenez garde, en ce monde, la tentation est permanente et la rechute possible. Oui, la foi au Christ s’accompagne d’humilité ; elle croît dans la repentance quotidienne, à travers la remise en question constante et franche de nos propres convictions, de notre conduite, de notre engagement, en tant qu’individu et en tant que communauté. A mesure que l’Église avance, à mesure qu’elle risque des témoignages, à mesure que son influence et ses responsabilités grandissent, les occasions de chutes deviennent plus nombreuses, plus fortes et leurs conséquences plus graves. Savoir accueillir les paroles qui bousculent et dérangent, oser placer ses certitudes les plus fondamentales devant le jugement de la parole divine, refuser l’autosatisfaction, le repli sur soi, risquer les rencontres. En deux mots : mourir et renaître à tout instant. Telle est l’attitude, encore une fois : l’unique attitude, qui la maintiendra debout et la fera avancer.

Et vous, ne voulez-vous pas partir, vous aussi ? … En deux fois, aux versets 64 et 71, Jésus évoque sa mort, en précisant que cette mort sera le fruit d’une trahison. Obéir ou trahir, il n’y a pas d’autres choix. Certes, il connaît son Église : elle ne ressemblera jamais à une assemblée des purs. Elle restera un mélange de bons et de méchants, à l’image du monde où elle vit. Mais c’est au sein de cette église, et à chaque disciple qu’il lance son appel : avec lui, on ne peut pas être à la fois Pierre et Judas, ami et ennemi. Vous êtes placé devant le choix ultime qui engage votre destinée : le suivre corps et âme jusqu’aux enfers de ce monde, pour vivre et partager son amour, ou le haïr au nom de “l’argent”, du profit personnel, l’exclure de sa vie, au nom du dieu-soi-même. Obéir ou trahir, exposer sa vie pour sauver autrui, au nom d’un amour qui vous a accueilli tel que vous êtes, ou fermer les yeux aux misères de Dieu qui sévissent dans le monde, les deux voies sont opposées, radicalement opposées. En nous posant à chacun la question aujourd’hui, Dieu espère au fond de lui-même, la conversion, la réconciliation. Mais rappelez-vous toujours : Dieu veut tout, sinon rien !

Chers amis, nous nous apercevons chaque jour à quel point il est difficile de répondre à l’exigence de son amour, et combien nous avons besoin du secours de notre Dieu pour nous remettre debout de nos chutes quotidiennes inévitables. Lorsque le sous-marin atteint le fond de la mer, il y a toujours un moment où il remonte à la surface pour retrouver l’oxygène nécessaire. De même, au fond de notre condition humaine, au cœur de nos doutes, de nos angoisses, nous aussi, nous retrouverons les motivations pour remonter à la surface, reprendre courage, en ayant l’assurance de l’amour de Dieu pour nous. Il nous accompagne, il nous relève, il nous fortifie. Comment pourrions-nous partir, alors que son amour demeure en nous ?

Amen