Remarque préliminaire
la péricope proposée par le lectionnaire est Col 2, 11 – 14 ; nous nous expliquons dans la suite pour l’élargissement à 2, 9 – 15.
I .Thèmes et composition
On peut énumérer les différents thèmes abordés dans L’Épître aux Colossiens
- le Christ créateur et rédempteur « en qui habite toute la plénitude de la divinité »,
- l’Église conçue comme corps dont le Christ est la tête,
- la polémique à l’endroit de la « philosophie colossienne »,
- le baptême et la vie chrétienne compris comme participation à la résurrection du Christ,
- l’éthique traduite dans des « codes domestiques », etc.
Mais pour comprendre leur articulation et saisir la visée de l’épître, il faut s’interroger sur la composition de celle-ci, comme le souligne J.-N. Aletti : « La composition d’un écrit, en particulier d’une épître, se révèle en général des plus utiles pour en déterminer le thème principal » (p.40). Aux divisions thématiques traditionnelles de Colossiens, qui distinguent par exemple une partie didactique (chapitres 1 et 2) et une partie exhortative (chapitre 3 et 4), il faut sans doute préférer les propositions de composition plus récentes qui prennent en compte des critères littéraires (les parallélismes) et rhétoriques, tout en ayant à l’esprit les réserves d’A. Dettwiler, « L’application des catégories rhétoriques s’avère fructueuse pour clarifier avant tout la partie polémique de la lettre (2,6-23), mais il semble prudent de ne pas vouloir soumettre de manière rigide l’ensemble de celle-ci au schéma rhétorique gréco-romain » (2000, p.276).
D’après J.-N. Aletti (p.39), c’est le passage 1,21-23 (la partitio), venant après la salutation épistolaire (1,1-2), l’action de grâce (1,3-8), la prière pour les Colossiens (1,9-14) et l’hymne au Christ (1,15-20), qui annonce l’objet de la lettre, les thèmes qui seront traités, à savoir :
- l’œuvre du Christ pour la sainteté des croyants (v.21 et 22)
- la fidélité à l’Évangile reçu (v.23a) et annoncé par Paul (v.23b)
C’est dans un ordre inverse que la suite de l’épître va développer ces trois thèmes :
- c’) le combat de Paul pour l’annonce de l’Évangile (1,25-2,5)
- b’) la fidélité des croyants à l’Évangile reçu (2,6-23)
- a’) la sainteté des croyants (3,1-4,1)
L’épître se termine par des exhortations générales (4,2-6) et des informations et des salutations diverses (4,7-18).
Auteur et date
La question de l’identité de l’auteur n’est pas déterminante pour l’interprétation d’un écrit. Il n’est cependant pas inutile, pour l’étude de notre péricope, d’être informé du débat autour de la paternité paulinienne de Colossiens. Trois positions s’affrontent. Celle, d’une part, sans doute majoritaire parmi les exégètes aujourd’hui, qui considère Colossiens comme étant l’œuvre d’un disciple de Paul, écrite peu après la mort de ce dernier. Des différences de style et de vocabulaire (l’importance du terme « le mystère », Col 1,26.27 ; 2,2 ; 4,3), mais surtout quant à la conception du Christ, de l’Église et de l’éthique, par rapport aux épîtres pauliniennes reconnues comme authentiques, inclinent à voir en Colossiens un développement ultérieur, avec une forte accentuation christologique, de la pensée de Paul (A. Dettwiller, 1995, p.39). Celle, d’autre part, qui consiste à maintenir l’authenticité paulinienne de Colossiens. J.-N. Aletti, pour qui Colossiens « est très probablement de Paul » (p.280), estime que la présence d’une christologie profilée ne justifie pas une datation tardive de l’épître, mais s’explique par la nécessité où se trouvait Paul de souligner la suprématie du Christ sur toutes les puissances célestes auxquelles les Colossiens étaient tentés de rendre un culte.Une position intermédiaire, défendue par exemple par E. Schweizer (p.20ss), revient à attribuer Colossiens à un proche collaborateur de Paul (Timothée par exemple, voir 1,1) ; cette hypothèse, tout en tenant compte des particularités de l’épître, rend justice aux salutations au début et à la fin qui associent l’envoi de l’épître aux relations que Paul entretenait avec les chrétiens de Colosses, même si lui-même n’était jamais venu dans cette ville. C’est Epaphras, son « ami et compagnon de service » (1,6-8), qui a fondé l’Église de Colosses. La question de la date est liée à celle de l’authenticité : si Colossiens est de Paul ou d’un de ses collaborateurs, la proximité avec Philémon plaide pour la dater pendant le séjour à Ephèse entre 53 et 55 ; la ville de Colosses ayant été détruite par un tremblement de terre en 60-61, J.-N. Aletti fixe cette date comme terminus ad quem pour la rédaction de Colossiens (p.30s). S’il s’agit d’un écrit de “l’école paulinienne”, on peut situer Colossiens à Ephèse entre 70 et 80, avec A. Dettwiller (2000, p.273).
La « philosophie colossienne »
(2,8) A partir du contexte religieux de l’époque, les exégètes ont tenté de cerner la « philosophie » (J.-N. Aletti parle d’hérésie », p.12) incriminée en Col 2,8-23. S’il est difficile de la reconstituer à partir des données fragmentaires et vagues de l’épître, il faut pourtant reconnaître qu’elle n’est pas sans influencer la manière dont Colossiens présente l’Évangile à ses destinataires, en particulier dans notre péricope, l’enseignement du Christ y étant opposé à la vaine philosophie. « Les versets 9 à 15 -écrit E. Schweizer- décrivent, de manière positive, la signification du Christ. Peut-on y voir des allusions à la philosophie combattue ? Cela n’est pas impossible… » (p.100). Dans le même sens, J.-N. Aletti : « On ne peut expliquer autrement l’accentuation mise par l’auteur de Col sur l’être-avec-Christ de tout baptisé dès maintenant et sans vision, précisément pour prendre le contre-pied des « docteurs » (p.213).En 2,8, la « philosophie colossienne » est d’abord associée aux expressions « creuse duperie », « tradition des hommes » et « éléments du monde » et elle est opposée au Christ. Un peu plus loin, en 2,16-23, il est question de prescriptions ascétiques relatives à la nourriture et à la boisson, d’observation de fêtes, de nouvelles lunes et de sabbats, de dévotions consistant à s’humilier, de cultes des anges et de visions, toutes ces prescriptions et pratiques étant mises en relation avec la soumission aux éléments du monde. Certains traits se retrouvent en Galates 4,8-11. Diverses hypothèses ont été émises quant à la nature de la « philosophie » incriminée ; on l’a rattachée tantôt au paganisme, tantôt au judaïsme (à un judaïsme de type essénien), tantôt à l’émergence d’un gnosticisme chrétien… Pour E. Schweizer, nous aurions affaire à une philosophie de type pythagoricien pour laquelle l’homme ne peut échapper à l’union précaire et aliénante des quatre éléments qui constituent le monde inférieur (l’eau, le feu, l’air et la terre) que par une vie ascétique (p.100ss). Selon J.-N. Aletti, « le milieu de vie des pratiques ascétiques et du culte des anges mentionnés en Col 2 est manifestement juif (plus probablement apocalyptique) » (p.213). Mais l’épître s’intéresse moins à la nature et l’origine exactes de la « philosophie colossienne » qu’à la menace qu’elle représente pour la foi et la vie chrétiennes.
II. Étude de Colossiens 2, 9 – 15
Le contexte
Col 2, 9 – 15 appartient à la section 2,6-23 que J.-N. Aletti considère comme étant l’exposé du second des trois thèmes annoncés en 1,21-23 : la fidélité à l’Évangile.
Pour E. Schweizer, Col 2,6-23 est la dernière section de la première partie de l’épître qui rappelle les fondements de la vie chrétienne (1,9-2,23) ; il intitule cette dernière section : « polémique avec la philosophie colossienne ». Les deux aspects –appel à la fidélité de l’Évangile et mise en garde contre la « philosophie colossienne » s’entremêlent en Col 2,6-23 : nous avons par exemple un passage abrupt de l’un à l’autre entre les v. 7 et 8.Les deux exégètes proposent grosso modo le même découpage de la section :
- 2,6-7 : de la foi reçue à son enracinement dans la vie des croyants
- 2,8 : mise en garde contre les pièges de la « philosophie »
- 2,9-15 : la vie en Christ qui, en tant que réceptacle de la plénitude divine, est supérieure aux puissances.
- 2,16-23 : les prescriptions ascétiques sont rendues caduques par le Christ.
Le v. 8 et les v. 20-23, avec la mention des éléments du monde et de la tradition (doctrine) des hommes, forment une inclusion (J.-N. Aletti), ils encadrent un passage soulignant que la réalité de la vie et la liberté sont en Christ, auquel les croyants ont été unis par le baptême, et non dans les doctrines qui ne sont qu’ombre et apparence privées de réalité. Nous examinons l’unité formée par les v. 9 à 15, qui sont liés grammaticalement. Dans le texte grec, les v. 9-12 sont une suite de quatre propositions subordonnées ( causales et relatives) qui se rapportent au Christ (v.8) :car en lui habite toute la plénitude de la divinité… (v.9-10) et en lui vous avez été comblés…(v. 10) en lui vous avez été circoncis… (v.11) ayant été ensevelis avec lui, en lui vous avez aussi été co-ressuscités… (v.12)Les verbes principaux et les participes des v.13-15 ont le même sujet implicite : Dieu.
Analyse de Col 2,9-15
Verset 9 : Au v.8, la « philosophie », définie comme tromperie vide et tradition des hommes, était mise en relation avec les éléments du monde et opposée au Christ ; les v.9-12 vont préciser en quoi le Christ s’oppose aux éléments du monde. Le v.9 apporte une première précision : « car en lui habite toute la plénitude de l’ « être-Dieu » (théotès, terme abstrait unique dans le N.T.), corporellement ». C’est une reprise de l’affirmation de l’hymne au Christ (1,19). Si les termes plérôma et théotès» font partie du vocabulaire de la « philosophie colossienne », l’auteur de Colossiens les applique de manière exclusive au Christ. Le verbe « habiter » au présent concerne le Christ ressuscité et exalté, le « premier-né d’entre les morts » (1,18), qui est cependant identique au Christ incarné, mort à la croix (1,20). Comment comprendre l’adverbe « corporellement » ? Il peut avoir le sens de « réellement », « véritablement » (par opposition au Christ qui est réalité et plénitude, les éléments du monde ne sont « que l’ombre de ce qui doit venir » 2,17). Il peut aussi suggérer que le Ressuscité a un corps, même s’il s’agit d’un corps qui est distinct des corps terrestres (1 Co 15,35ss).
Verset 10 : « et en lui vous avez été comblés, lui qui est la tête de toute principauté et puissance ». « La plénitude n’habite pas seulement en Christ, mais elle est aussi accordée aux Colossiens, à tous ceux qui sont incorporés au Christ » (J.-N. Aletti, p.169). Le parfait périphrastique peut être rendu aussi bien par « vous avez été comblés » (J.-N. Aletti) que par « vous êtes comblés » (Nouvelle Bible Second, NBS) : c’est un état présent qui a sa source dans un événement passé. Les manuscrits hésitent entre le masculin (celui-ci = le Christ, est la tête) et le neutre (ceci est la tête, où ceci pourrait renvoyer à plérôma) : il semble que Colossiens emploie volontiers la formule neutre « ceci est » pour renvoyer à un antécédent, quel que soit le genre (voir 1,24 ; 2,17 ; 3,14). Ici, c’est le Christ, et non le plérôma, qui est la tête des principautés et des puissances ; nous n’avons pas ici de relation tête-corps comme en 1,18, où le corps désigne l’Église, mais une relation de supériorité et de domination : les croyants ne sont pas soumis aux puissances, qu’elles soient terrestres ou célestes, mais ils appartiennent au Christ qui est supérieur à ces puissances (2,15, également 1 Co 15,24 où le triomphe du Christ sur les puissances appartient au futur, dans Colossiens le Christ est déjà, en tant que créateur, au-dessus de toutes les puissances qui font partie des êtres crées, 1,16).
Verset 11: « en lui aussi vous avez été circoncis d’une circoncision qui n’est pas de main d’homme, par le dépouillement du corps, celui de la chair, par la circoncision du Christ ». Le thème d’une circoncision spirituelle qui ne relève pas de la chair mais du cœur se trouve déjà dans l’Écriture (Lv 26,41 ; Dt 10,16 ; Jr 4,4 ; 9,25 ; Ez 44,7-9) et a été repris par Paul en Rm 2,29, il sert ici à introduire le motif du baptême qui est défini comme « circoncision du Christ ». Cette expression « ne fait pas … allusion à la mort du Christ, mais à la qualification christologique … de la circoncision à laquelle le croyant a été soumis : elle l’unit au Christ, le fait entrer dans le corps du Christ ; il s’agit bien du baptême » (J.-N. Aletti, p.171s). Le recours au thème de la circoncision qui dépouille le baptisé du corps de la chair s’explique sans doute par le fait que la « philosophie colossienne » associait ce dépouillement ou cette délivrance à la mort physique : par leur baptême en Christ, les croyants sont déjà dépouillés de ce qui relève des éléments du monde, de la réalité cosmique, charnelle. A partir de 3,1, l’auteur soulignera les conséquences éthiques de ce dépouillement : « faites donc mourir les membres, ceux qui sont sur la terre… » (3,5).
Verset 12 : « ensevelis avec lui dans le baptême, vous avez été, en lui, co-ressuscités, par la foi en l’énergie de Dieu qui l’a ressuscité des morts ». L’emploi du masculin baptismos à la place du neutre baptisma, qui désigne habituellement le baptême dans le N.T., est surprenant, baptismos étant plutôt appliqué aux purifications rituelles juives (Mc 7,4 ; He 6,2 ; 9,10). D’après J.-N. Aletti, « le masculin baptismos a très vraisemblablement été choisi pour être accouplé au substantif péritomè (circoncision), dont l’arrière-fond est le même (juif), indiquant ainsi que le baptême en Christ reprend et unifie deux rites juifs de passage et de conversion » (p.173). Une autre difficulté : faut-il rattacher « en lui » au baptême juste mentionné avant ou au Christ ? La phrase « en lui (Christ) vous êtes ressuscités avec (lui) » paraît surchargée. Cependant et malgré l’avis de Schweizer et d’Aletti, nous pensons qu’ « en lui » renvoie plutôt au Christ qu’au baptême : dans les versets précédents « en lui » renvoyait toujours au Christ. Si la TOB omet « en lui », la NBS l’associe bien au Christ. Voir aussi Ep 2,6 : « avec lui, il nous a ressuscités et fait asseoir dans les cieux, en Jésus-Christ ». Si la mention du co-ensevelissement avec Christ est bien un renvoi à Rm 6,3ss, celle de la co-résurrection avec Christ marque une différence avec Rm 6 où la résurrection des croyants est encore à venir. E. Schweizer explique cette différence ainsi : si de manière générale Paul doit plutôt freiner l’enthousiasme des chrétiens se croyant déjà en possession des biens eschatologiques, en « Col 2 par contre il s’agit de répondre à l’angoisse de la communauté qui craint de ne pas pouvoir rejoindre le Christ à cause des « éléments » qui barrent le chemin vers le ciel. C’est pourquoi il doit être souligné que tout ce qui est décisif a déjà eu lieu, qu’aucun élément ne peut plus empêcher l’accès au Seigneur » (p.112).
Verset 13 : « et vous qui étiez morts par vos fautes et l’incirconcision de votre chair, il (Dieu) vous a fait vivre avec lui, en nous pardonnant toutes nos fautes ». Dieu, qui était explicitement évoqué au v.12 comme ayant ressuscité le Christ, devient le sujet des actions des v.13-15, même si l’action de Dieu passe par celle du Christ. Le v.13 décrit l’action de Dieu qui s’accomplit dans le baptême comme étant un « faire vivre » et un « pardonner ». Cette action opère un profond changement qui fait passer l’être humain de la mort à la vie, des fautes et de l’incirconcision à une vie dans la grâce ; ce changement a fait advenir ce qui était affirmé au v.10 : en lui vous êtes comblés. On peut noter le passage du « vous » au « nous » (avec un flottement dans les manuscrits) : ce passage au « nous » inclusif suggère que le pardon est à l’origine de la communion ecclésiale qui réunit des hommes et des femmes d’origines diverses (3,11).
Verset 14 : « ayant effacé l’acte rédigé contre nous, avec les décrets, l’acte qui nous était contraire, et il l’a supprimé en le clouant à la croix ». L’interprétation des v.14-15, avec leur vocabulaire particulier, est difficile. Du baptême, nous passons à « l’événement de la croix par lequel Dieu a tout effacé et a gracié tous les pécheurs » (J.-N. Aletti, p.176). Un acte rédigé (cheirographon) désigne un document qui lie celui qui l’a écrit et signé, en particulier celui qui reconnaît une dette. Philémon 19 en est une belle illustration. De quel document et de quels décrets s’agit-il dans notre verset ? J.-N. Aletti propose l’explication suivante : les principautés et les puissances étant mentionnées au v.15, elles doivent être concernées par le document et les décrets en question ; on trouve le verbe «être soumis à des décrets » en 2,20 en lien avec les éléments du monde, « le cheirographon désigne très certainement le livre où les anges consignaient les péchés des hommes et que la mort du Christ en croix a fait disparaître, les péchés étant pardonnés, graciés » (p.189). E. Schweizer voit dans le cheirographon et ses décrets une métaphore de « tous les tabous que forment les Colossiens dans leur angoisse de ne jamais pouvoir échapper aux « éléments » » (p.116). Pour les deux exégètes, il ne peut pas s’agir de la Loi mosaïque et de ses dispositions.Verset 15 : « ayant dépouillé les principautés et les puissances, il les a données en spectacle avec assurance, célébrant par une procession triomphale sa victoire sur elles, en lui ». Une image analogue se trouve en 2 Co 2,14. Nous suivons la traduction et l’interprétation de J.-N. Aletti pour ce verset difficile. Le verbe grec étant à la forme moyenne, on peut le traduire par « s’étant dépouillé » ou « ayant dépouillé » : Dieu étant sujet, c’est le sens actif et non réfléchi qui est à privilégier. Par ailleurs, lorsque le verbe thriambeuô, « célébrer par une procession triomphale une victoire » est employé transitivement (ce qui est rare), le complément ne désigne pas ceux qui participent à la procession, mais ceux sur qui la victoire a été acquise : les principautés et les puissances ne participent donc pas au cortège triomphal de Dieu (contre la traduction de la NBS), mais ce cortège scelle leur défaite et la victoire de Dieu et du Christ sur elles ; les croyants n’ont plus de raison de les craindre. On ne sait pas à quel antécédent il faut rattacher le « en lui » final : à la croix (TOB, E. Schweizer), à Dieu ou au Christ ? Considérer la croix comme un cortège triomphal nous paraît étrange. Le caractère christologique prononcé de ces versets incline plutôt à voir dans le « en lui » final une confirmation qu’en Christ les puissances sont définitivement vaincues et les croyants délivrés de toute obligation et de tout culte à leur égard.
Bibliographie
- Jean-Noël ALETTI, Saint Paul, Épître aux Colossiens, (Études bibliques 20), Gabalda, Paris 1993
- Andreas DETTWILER, «L’épître aux Colossiens : un exemple de réception de la théologie paulinienne », dans Foi et Vie 94/4, 1995 (Cahier biblique 34), pp. 28-40
- Andreas DETTWILER, « L’Épître aux Colossiens », dans Daniel MARGUERAT (éd.), Introduction au Nouveau Testament, Labor et Fides, Genève, 2000
- Eduard SCHWEIZER, Der Brief an die Kolosser, (Evangelisch-Katholischer Kommentar zum NT XII), Benzinger Verlag, Neukirchener Verlag, 19802
Piste pour la prédication
Nous avons essayé de mettre en lumière l’originalité et la pertinence du message de Colossiens, à la fois proche et différent de celui des autres épîtres de Paul, en l’attribuant en Épaphras, un témoin parmi tous ceux qui ont transmis l’Évangile du Christ jusqu’à nous.
Depuis le jour où, en Galilée ou à Jérusalem, il a envoyé ses disciples en mission vers toutes les nations jusqu’à aujourd’hui, le Christ a pour ainsi dire revêtu les innombrables visages des hommes et des femmes qui ont été ses témoins à travers le monde. Son message a emprunté les mots, les pensées et les images de tous ceux qui ont parlé ou écrit à son sujet, qui après avoir entendu et reçu son Évangile ont tenté de le transmettre à d’autres, autour d’eux. Ils sont en effet innombrables, ceux qui jusqu’à nous ont été ses témoins : tout en se voulant fidèles à une parole reçue, ils ont souvent risqué des formules nouvelles et même hardies pour dire le Christ, pour dire la vie et l’espérance associées à son nom. Si nous pouvions rassembler –ce qui est impossible- tous ces témoignages éparpillés à travers le temps et l’espace –prédications, prières, chants, confessions de foi et méditations diverses- nous obtiendrions sans doute une immense mosaïque représentant un Christ aux multiples visages et aux multiples bouches, exprimant toute la richesse de sa personne et de sa parole, mais reflétant aussi celle d’une humanité cheminant entre angoisses et espoirs, marquée par les blessures de son histoire et ne cessant pourtant pas de réinventer l’avenir.
.Parmi ces nombreux témoignages rendus au Christ, certains ont été conservés et sont parvenus jusqu’à nous, mais la plupart d’entre eux, portés par des hommes et des femmes restés anonymes, sont perdus pour toujours. Cela ne tient pas seulement au hasard, aux aléas des circonstances, mais aussi à des décisions de l’Église, qui a jugé les uns dignes d’être retenus et les autres –en particulier ceux qu’elle a qualifiés d’hérétiques- comme devant être écartés de son patrimoine. Toute mémoire est sélective et l’on ne peut pas dénier à l’Église une certaine sagesse dans la façon dont elle a construit la sienne. Il me semble pourtant qu’il faille inclure au large patrimoine de l’Église ou du christianisme, non seulement les témoins et les témoignages qui ont été reconnus officiellement, mais encore ceux qui ont été écartés comme hérétiques, car ils posent souvent de vraies questions. La foi certes ne peut pas faire l’économie d’un discernement et d’un tri. Je voudrais, dans la longue chaîne des témoins qui ont transmis la parole du Christ jusqu’à nous, évoquer une figure des débuts du christianisme qui, si elle n’appartient pas au cercle des grands ténors comme Pierre, Jean, Jacques ou Paul, n’est pourtant dépourvu d’intérêt ; il s’agit d’Épaphras de Colosses. Épaphras était venu à Éphèse, la grande métropole d’Asie, où il a eu l’occasion, non seulement d’entendre Paul de Tarse, mais encore de devenir l’un de ses intimes collaborateurs. L’apôtre l’a appelé « mon ami et mon compagnon de service, qui me supplée fidèlement comme ministre du Christ » (Col 1, 7). Épaphras a même partagé la captivité de Paul à Éphèse. Au travers de contacts suivis, il a pu se familiariser avec l’enseignement de Paul, notamment avec sa prédication relative à la mort et à la résurrection du Christ, à sa manifestation prochaine comme Seigneur emportant les croyants dans sa glorieuse lumière. Il a pu observer combien l’apôtre insistait sur la croix du Christ et la définissait comme le lieu où Dieu avait accompli la rédemption d’une humanité perdue et asservie, qu’elle fût juive ou païenne. En même temps que l’Évangile du Christ, il découvrait l’existence d’une communauté dont la vie était rythmée par des rassemblements dominicaux, par les cultes, les célébrations eucharistiques et les baptêmes des nouveaux membres. Il était témoin du combat que Paul menait pour amener les chrétiens d’Éphèse à vivre et à agir selon l’Évangile, de ses soucis inlassables pour les Églises qu’il avait fondées en Galatie, en Macédoine et à Corinthe, traversées par des courants contradictoires et en proie à toutes sortes de conflits. Bref, Épaphras a été bien formé à l’école de Paul avant de retourner dans sa Phrygie natale, dans sa ville de Colosses située au fond de la vallée du Lycus et dans les villes voisines de Laodicée et de Hiérapolis. L’historien Tacite rapporte qu’elles furent toutes les trois détruites par un tremblement de terre en l’an 60 ou 61 de notre ère : la ville de Colosses ne devait plus jamais se relever de ses ruines. Épaphras a proclamé le Christ et fondé des communautés chrétiennes dans ces trois villes de Phrygie, l’une d’entre elles se réunissait dans la maison de Philémon et d’Apphia à Colosses. D’après l’Épître aux Colossiens, il s’est donné beaucoup de peine pour les Églises de Colosses, de Laodicée et de Hiérapolis. Si Épaphras proclame le Christ et l’Évangile tels que Paul les lui a enseignés, il n’en ajoute pas moins une note personnelle, note qui relève autant de sa sensibilité que de l’atmosphère qui règne à Colosses et dans les environs. Il va notamment développer la figure du Christ en lui appliquant des traits qui étaient ceux de la Sagesse dans des textes juifs : image du Dieu invisible, premier-né de toute créature en qui réside toute la plénitude de la divinité, qui est supérieur aux anges et aux puissances visibles et invisibles. Le Christ est le principe à l’origine du monde, qui commande son organisation et son devenir, ainsi que le devenir de tout homme. Épaphras est un visionnaire, le précurseur d’un Teillard de Chardin. S’il a donné cette tournure à la parole du Christ, c’est qu’il baignait dans une atmosphère particulière, mais c’est aussi qu’il cherchait à toucher ses compatriotes de Colosses et de la Phrygie dont il connaissait bien la mentalité. C’étaient des hommes très religieux, enclins à rendre un culte à toutes les puissances visibles et invisibles, terrestres et célestes, dont ils se sentaient tributaires. Derrière cette religiosité, Épaphras savait reconnaître l’angoisse qui les tenaillaient : l’angoisse de ceux qui désespèrent de pouvoir trouver un jour la liberté et la paix avec eux-mêmes, avec le monde et avec Dieu, l’angoisse qui les fait courir d’un culte à l’autre, d’un régime à l’autre, d’un gourou à l’autre, l’angoisse qui les pousse vers des contraintes et des privations toujours plus dures. Le Christ qu’il leur annonce est un Christ en qui habite toute la plénitude de la divinité, un Christ qui les comble : vous êtes pleinement comblés en celui qui est la tête de toute autorité et de tout pouvoir. Pour aider ses compatriotes à sortir de l’angoisse qui les paralysait, face à toutes les puissances arbitraires auxquelles ils se sentaient soumis, Épaphras a insisté, non pas tant comme Paul sur la justification, mais sur la plénitude de l’Évangile du Christ. Alors que Paul ne cessait de rappeler aux chrétiens qu’ils étaient en marche dans la foi vers le but de leur espérance, Épaphras déclare que, par leur baptême, les chrétiens ont été non seulement ensevelis avec Christ, mais sont encore ressuscités avec lui. Dès à présent, ils participent pleinement à la vie du Ressuscité. L’avenir n’apportera plus rien de nouveau, il ne fera que dévoiler la réalité qui est déjà là, de manière cachée. Toute réalité est en Christ qui la communique aux hommes ; à côté de lui, les puissances ne sont que des ombres, elles ont été dépouillées de toute réalité et de tout pouvoir, elles ne méritent pas qu’on les craigne, encore moins qu’on les serve. J’ai attribué à Épaphras, plutôt qu’à Paul lui-même, le message de l’Épître aux Colossiens : il y a là à la fois une part de vraisemblance et une part de fiction, mais peu importe. Cette Épître aux Colossiens, si étrange à bien des égards, reflète bien la rencontre entre, d’une part, un missionnaire qui a été formé à l’écoute de l’Évangile prêché par Paul et, de l’autre, des hommes et des femmes qui expriment leurs peurs et leurs aspirations dans les termes de leur culture. Ce qui est en jeu dans cette rencontre, c’est leur liberté. Face à nos peurs, qui nous poussent à nous laisser asservir par toutes sortes de puissances, l’Évangile du Christ est toujours une parole libératrice.
Thématique : Visage du Christ/Témoins du Christ/Témoignage/Épaphras