Notes bibliques

 

Prêcher aujourd’hui sur la Trinité ?

Si l’agenda  de la prédication des Églises dépendait uniquement des opinions au goût du jour  et de l’esprit du temps, elles ne prêcheraient certainement pas sur des sujets tels que la Trinité, la résurrection des morts ou l’eschatologie (la fin des temps et les réalités dernières). Le « je », avec ses multiples déclinaisons, mais supposant toutes une présence immédiate du sujet à lui-même, occuperait tout l’espace de leur prédication. Les sujets évoqués ci-dessus sont non seulement considérés généralement comme des « vérités dogmatiques » éloignées des aspirations et des préoccupations des hommes et des femmes d’aujourd’hui, c’est encore un langage devenu incompréhensible, qui n’a plus de sens pour nous.  Il s’agit pourtant –c’est du moins ce que je voudrais montrer dans les notes et la prédication qui suivent –  de questions importantes, qui sont constitutives du message de l’Évangile, de la compréhension de l’Église, de la manière dont Dieu se révèle et dont nous pouvons nous inscrire, en solidarité avec l’ensemble de la création, dans sa révélation et son dessein. En tant que telles, ces questions conservent toute leur pertinence et doivent faire l’objet de notre méditation, de notre réflexion et de notre prédication. 

Le langage trinitaire reste souvent confiné à la liturgie,  en particulier à la parole qui accompagne le geste du baptême ou à la doxologie qui conclut des prières. Prêcher sur la Trinité, en  développant un discours qui soit un peu plus élaboré, ne va pas sans problèmes. L’un des problèmes majeurs  réside dans la difficulté de fonder ce discours sur des textes bibliques. D’une part, est-ce rendre justice aux textes bibliques, à l’intention qui est la leur, que de les lire et de les interpréter à la lumière de critères dogmatiques ou liturgiques qui leur sont postérieurs ? Cette question à propos de la Trinité se pose pour les textes du Nouveau Testament, mais encore bien davantage pour ceux de l’Ancien. Peut-on, d’autre part, édifier une doctrine trinitaire sur des données bibliques qui sont fragmentaires et disséminées, bien plus que celles qui concernent le Christ et qui témoignent d’une tradition chrétienne  ancienne bien attestée ?

Des passages comme Rm 1,3-5 ; 3,25-26 ; 5,6-10 ; 1Co 11,23-26 et 15,3-5 montrent que Paul s’appuie dans ses propos sur le Christ sur une tradition antérieure bien établie ; il n’y a rien d’équivalent concernant la Trinité, même si Mt 28,19 suggère que la pratique du baptême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit s’est répandue relativement tôt dans le christianisme. La retenue est de mise quant à une « lecture trinitaire » de la Bible.  Les écrits bibliques ne sont pas des traités de théologie intemporels : pour les comprendre dans leur singularité à la fois historique, littéraire et théologique, nous devons essayer de nous affranchir des présupposés, des habitudes et des anachronisme qui trop souvent biaisent notre lecture et nivellent les textes.  Le « dogme de la Trinité » ne peut pas être le présupposé qui détermine l’explication d’un texte biblique ; il s’agit plutôt d’accueillir l’éventuelle ouverture trinitaire de ce texte, qui l’inscrit dans un déploiement plus large incluant l’histoire de ses relectures ultérieures.

Le fait que j’ai souligné l’importance de la question de la Trinité et d’autres questions théologiques ne doit pas être compris  comme une critique de la diversité des sensibilités dans nos Églises, en particulier de la tendance unitarienne. Il témoigne plutôt du souhait d’un débat plus vigoureux et d’une réflexion plus approfondie sur ces questions.  Ce n’est pas non plus une critiques des tentatives d’actualisation et de reformulation de l’Évangile « dans des mots d’aujourd’hui » (ce que  toute prédication doit être). Seulement – il n’est pas inutile de le rappeler –actualisation et reformulation signifient moins une mise au goût du jour, souvent réductrice, qu’une intelligence renouvelée et approfondie de l’Évangile.

 

Les textes bibliques

Les textes bibliques proposés pour le dimanche 31 mai 2015 (dimanche de la Trinité) sont : Deutéronome 4,32-40, Psaume 33, Romains 8,14-17 et Matthieu 28,16-20.

Du point de vue du lectionnaire traditionnel qui propose ces textes, Mt 28,16-20 est au centre ou au sommet de cet ensemble. Il marque la fin du cycle du Christ et inaugure celui de l’Église. Il souligne l’identité entre le Christ terrestre qui a enseigné à ses disciples et le Christ exalté qui, à présent, les envoie vers toutes les nations, pour baptiser et enseigner, et les accompagne dans cette mission. Mais également l’identité entre les disciples qui ont été enseignés par Jésus et ceux qui, maintenant, transmettent son enseignement et témoignent de sa royauté auprès de toutes les nations, qu’ils appellent à recevoir le baptême au nom du Dieu trinitaire et à rejoindre la communauté des disciples de Jésus.

Ce texte théologique très dense avec des paroles de Jésus ayant beaucoup de poids est néanmoins un récit majestueux et figé qui manque un peu de vivacité. Si on choisit de prêcher sur ce texte, il faut sans doute souligner davantage sa portée didactique, théologique, missionnaire et ecclésiale, comme conclusion de l’Évangile de Matthieu,  que sa dimension  historique, narrative ou psychologique.

Mt 28,16-20 et l’Évangile de Matthieu dans son ensemble s’inscrivent dans la tradition du Deutéronome, dont est tiré le premier texte, Dt 4,32-40. Il s’agit, de part et d’autre, de transmettre à la fois la mémoire d’une révélation de Dieu (ou du Christ)  qui s’est produite sur une montagne et un enseignement surtout éthique associé à cette révélation. Dans les deux cas, la transmission assure l’existence et la pérennité d’une communauté. Les deux textes soulignent la seigneurie universelle de Dieu (ou du Christ). La perspective du Deutéronome est cependant plus particulariste, Israël étant distingué et séparé des autres nations, tandis que celle de Matthieu, ouverte sur toutes les nations, est manifestement plus universaliste (davantage dans la ligne d’Ésaïe 40-66).

 Il  y a aussi des traits communs à Mt 28,16-20 et à Rm 8, 14-17, même si au premier abord les deux textes semblent très différents. Quand Paul parle, en Rm 8,15, du don de l’Esprit comme d’un fait passé de la vie de ses destinataires romains (« Vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves… »), il  pense à leur baptême (même si le don et l‘action de l’Esprit ne sont pas limités au baptême, voir Rm 5,5 ; 1Co 12,13, 2Co 1,21s) et veut leur montrer le déploiement des effets de leur baptême dans leur vie présente et jusqu’à leur ultime  glorification avec le Christ.  Nous avons ici en quelque sorte une illustration de la parole de Jésus en Mt 28, 18-20, concernant les nations, le baptême et l’enseignement. Rm 8, 4-17 peut même être lu, dans le contexte du chapitre 8 de Romains, comme une explicitation du baptême « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Mt 28, 19) : dans la logique de son « baptême trinitaire », la vie du baptisé est aussi « une vie trinitaire ». Notez la ligne trinitaire qu’esquisse Rm 8,14-17 : « En effet, ceux-là sont fils de Dieu qui sont conduits par l’Esprit de Dieu…un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs et par lequel nous crions : Abba, Père…héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ, puisque, ayant part à ses souffrances, nous aurons part aussi à sa gloire.» Paul parle ici de la Trinité, non pas sous la forme d’un enseignement impersonnel et intemporel, mais d’une parole adressée aux « bien-aimés de Dieu qui sont à Rome » (Rm 1,7).  Relevez le subtil glissement dans l’énonciation. Au verset 14, Paul parle,  à la 3e personne du pluriel, de ceux « qui sont fils de Dieu… ». Au verset 15, il s’adresse directement à ses lecteurs ou auditeurs à Rome, à la 2e personne du pluriel : « vous n’avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves… ». Enfin, aux versets 16 et 17, il s’exprime à la 1ère personne du pluriel pour parler de la communauté qui l’unit à ses destinataires : « L’Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu…». Du discours impersonnel, Paul passe à l’exhortation  et au langage de la communion. A. Gignac, dans son récent Commentaire de l’Épître aux Romains (Cerf, 2014), a bien souligné le fait que chez Paul le langage de la trinité était avant tout un langage de communion. Il écrit : « Les v. 9-11 et 14-17 (du chap. 8) sont, avec Rm1,4, le lieu par excellence dans la lettre où s’esquisse ce que l’on pourrait appeler une description pauliniennes des relations « trinitaires ». On est loin ici de la conceptualisation philosophique grecque des IVe et Ve siècles en termes de processions trinitaires, c’est plutôt l’image de la respiration qui fait fonctionner le discours…La vie trinitaire ne saurait être pensée comme un en-soi., mais plutôt comme une vie qui se communique à l’humain. Comme Dieu a ressuscité Jésus…, il ressuscitera les chrétiens par son souffle. Sous cet angle, l’expérience de l’Esprit, c’est l’expérience de la résurrection. Le souffle du Christ ressuscité, qui est le souffle de Dieu qui a ressuscité Jésus, habite en nous. Comme le Fils et à sa suite, remplis du même souffle, de la même vie, les chrétiens disent : « Père, Abba. ». » En Rm 8, 12-17, Paul établit aussi un lien entre Trinité,  éthique et eschatologie qui sont indissociables. A Schweitzer (La mystique de l’apôtre Paul, 1930, 1962 pour la  trad. Française, Albin Michel ) avait bien vu que si on réduisait  la théologie paulinienne à la doctrine de la justification par la foi en Christ, cette théologie ne déboucherait pas sur une pratique éthique. Sa comparaison de la pensée paulinienne  à un volcan à deux cratères, la doctrine de la justification par la foi et la  mystique de l’être-en-Christ, n’était pourtant pas très satisfaisante.

 

L’Épître de Paul aux Romains

Avant d’explorer davantage Rm 8,14-17 dans le contexte du chap. 8 et de proposer une prédication sur ce passage, je voudrais prendre un  peu de recul et faire quelques remarques plus  générales sur l’Épître aux Romains.

  1. Les observations du début sur l’inactualité des questions de la Trinité, de la résurrection des morts et de l’eschatologie valent sans doute également pour l’Épître aux Romains. Dans Le Royaume, Emmanuel Carrère, en parlant de l’ « inappétence » que lui inspire cet « austère exposé doctrinal », traduit un sentiment assez largement répandu, concernant l’Épître de Paul aux Romains. Le jugement négatif qu’il porte sur Romains est fondé dans son ressenti personnel -chose ne se discute pas, mais son « je » est aussi, dans une large mesure, le reflet de l’esprit du temps. Ce n’est pas le lieu ici d’engager une polémique à ce sujet. Je voudrais seulement signaler la ferveur, la chaleur, voire la jubilation qui se dégagent de certains passages de la lettre aux Romains, en particulier des passages en « nous » comme 5,1-11 ou 9,31-39, ou encore la  grande finesse dont fait preuve Paul dans l’usage de la rhétorique et des figures de style (par exemple en 7, 7-25). Présenter Romains comme un texte triste, austère et tordu (Paul « s’empêtre dans de fastidieuses arguties juridico-théologiques ») pour en détourner les lecteurs est regrettable.
  2. Autour des années 1980, l’Épître aux Romains fut au centre d’un débat opposant ceux qui considéraient l’épître comme un exposé théologique systématique qui ne devait rien à la situation particulière de sa rédaction (dans la ligne de Ph. Melanchthon qui définissait Romains comme un condensé de la doctrine chrétienne) à ceux qui voyaient dans cet écrit avant tout une lettre adressée par Paul à des destinataires particuliers et écrite tout spécialement à leur intention, à l’instar de ses autres lettres. Le point de vue de ces derniers prévaut aujourd’hui largement dans l’interprétation de Romains ; l’importance de l’argumentation et le souci de traiter les questions de manière exhaustive en tenant même compte d’éventuelles objections (à la différence de Galates) confèrent cependant à Romains les traits d’un discours et d’un enseignement assez systématique , sans être exhaustif. M. Schoeni  (dans Le Nouveau Testament commenté, publié sous la dir.  de C. Focant et D. Marguerat, Bayard, Labor et Fides, 2012) définit, de manière équilibrée, Romains  comme « lettre-discours ». Mais le discours est inséré dans une lettre qui est l’élément principal. L’opposition  entre discours et lettre ou entre oral et écrit doit cependant être relativisée à propos de Romains et des lettres de Paul. « Je voudrais attirer l’attention, écrit Ph. Rolland à propos de Romains, sur le caractère oral de la lettre. Elle a été dictée oralement par Paul, et elle était destinée à la lecture publique dans les Églises chrétiennes. Elle ne doit donc pas simplement être lue avec les yeux, mais elle doit être prononcée à haute voix et écoutée avec les oreilles. Ainsi, elle retrouve sa forme primitive de discours bien composé, qui s’empreint dans la mémoire de l’auditeur » (A l’écoute de l’Épître aux Romains,  Cerf, 1991).
  3. Si nous lisons (ou écoutons) d’abord Romains comme un discours, laissant de côté l’introduction et la conclusion épistolaires (1,1-15 et 15,1-16,27), nous pouvons repérer plusieurs unités qui se succèdent. Commençons par la fin : Rm 12,1- 15,13 constitue une longue exhortation adressée aux destinataires pour qu’ils conforment leur vie et leur comportement à la volonté de Dieu (12,1-2). Rm 9-11 est un vibrant plaidoyer en faveur de la fidélité de Dieu à sa parole et à sa promesse à Israël. L’ « endurcissement » d’Israël face à l’Évangile (11, 25ss) est à comprendre à la lumière du mystère du dessein miséricordieux de Dieu pour Israël comme pour les nations. Il est un peu plus difficile d’y voir clair au sein de la grande section 1,16-8,39. Plusieurs problèmes se posent et se superposent. Faut-il rattacher le chap. 5 à la première unité 1,16-5,21 ou à la seconde 5,1-8,39 ? Faut-il considérer 6,1-8,39 comme un exposé sur la sanctification qui fait suite à la justification (F. Godet et le Réveil, mais aussi la lecture catholique traditionnelle, M. J. Lagrange, avec une insistance sur la communication de la justice comme qualité aux croyants ) ? Ou voir en 5,1-8,39 une traduction dans la réalité de l’existence chrétienne de la justification qui n’est pas le début de cette existence, mais la recouvre entièrement  (R. Bultmann, E. Käsemann) ? La partie 5,1(6,1)-8,39 présente-t-elle une structure très lâche ( Paul y répond à d’éventuelles objections à son exposé sur la justification, concernant la Loi, la grâce, Israël,  sans développer un  thème nouveau ; c’est l’opinion d’ U. Luz et d’ U. Wilckens ) ou au contraire suit-t-elle un plan littéraire et théologique bien strict (A. Feuillet, A. Nygren, Ph. Rolland) ? Est-il légitime de penser, avec ceux qui défendent la première opinion, qu’à la fin du chap. 5 Paul a épuisé le sujet de la lettre et que le reste n’est qu’une suite d’annexes ? Si la construction et le thème de la première unité (1,18-4,25 ou 5,21) paraissent plus évidents, celle-ci n’est cependant pas sans soulever des questions ; d’un côté Paul souligne l’importance de la mise en pratique de la Loi, de l’autre il déclare cette pratique indifférente pour la justification. Le lien de section sur Israël (9,1-11,36) avec les 8 premiers chapitres n’est pas non plus évident : certains (C.H. Dodd) l’ont considérée comme un morceau que Paul a inséré ultérieurement dans sa lettre. Il y a par ailleurs un décalage apparent, que les exégètes tentent désespérément  d’expliquer, entre le discours qui constitue le corps de la lettre et le cadre épistolaire où Paul donne quelques nouvelles le concernant.
  4. Si on considère Romains comme une lettre écrite tout spécialement par Paul à l’intention des chrétiens de Rome, on a cependant du mal à expliquer la raison, la forme et le contenu de cette lettre à partir de la situation de ces deniers. On ne sort pas du domaine des hypothèses.

Je fais mienne, pour comprendre la lettre, l’opinion d’A. Gignac : « L’objectif de la lettre –« encré » clairement dans le texte (1,11-12. 15. 16-17 ; 15,15)- est de transformer l’identité du lecteur ».

 

Analyse de Rm 8, 14-17 en lien avec son contexte

Je m’inspire, pour cette analyse,  de l’article de A.N. Dahl, « Two Notes on Romans 5 », 1952, et du commentaire d’A. Gignac

Dahl a relevé  d’une part qu’en Rm 8, 18-39 Paul reprenait et développait plusieurs notions (l’espérance, l’Esprit Saint,  l’amour de Dieu, etc.) annoncées en Rm 5 (en  particulier en Rm 5,1-11) et de l’autre que Rm 8,1-17 était le pendant positif de Rm 7,7-25 : à l’impuissance de la Loi face à la chair s’oppose la puissance de l’Esprit. Il voyait par ailleurs en Rm 6,1- 8,17 une correction éthique à l’objection que pouvait susciter son affirmation pour le moins troublante sur la Loi,  le péché et la grâce en Rm 5, 20. Après la digression des chap. 6 et 7, Paul revient au thème annoncé au chap. 5, celui de l’espérance et du salut,  mais avec un  enrichissement éthique. En 8,1-17,  Paul souligne la caractère éthique de l’action de l’Esprit (il s’agit de marcher selon l’Esprit, opposition entre l’Esprit et la chair), en 8, 18-39 il insiste sur sa dimension eschatologique. Les versets 14 à 17 font transition entre ces deux aspects, éthique et eschatologique, de l’action de l’Esprit Saint.

Au v. 14, Paul associe les deux expressions « fils de Dieu » et « être conduit par l’Esprit »,  les deux désignant la réalité vécue par les croyants. La filialité divine est une promesse, un horizon qui éclaire et oriente la marche selon l’Esprit (comparable à celle des Israélites dans le désert), en même temps elle se reçoit et se vit tout au long de cette marche. Au v. 15, Paul rappelle à ses destinataires la nature de l’Esprit qu’ils ont reçu (à leur baptême) et qui depuis les conduit. C’est un Esprit d’adoption, de confiance et de liberté, non pas un esprit de peur et d’esclavage. Il introduit dans une relation nouvelle avec Dieu, qui est connu, aimé et confessé comme Père (Abba), à la suite de Jésus. La notion de filiation était importante dans le judaïsme, le Roi était considéré comme le fils de Dieu (Ps 2, 7) ; celle d’adoption avait un résonance particulière dans le monde romain. Aux v. 16 et 17, nous avons un « enchaînement en escalier », où le dernier mot d’un segment est repris comme premier mot du segment suivant. Le  v. 16 exprime la relation entre l’Esprit Saint et notre esprit, il est le témoin qui atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.  Cette expression « enfants de Dieu » résume  ce qui était dit de l’action de l’Esprit en  nous au v. 15.  La chaîne qui fait de nous des enfants de Dieu, appelés à partager sa gloire, a été rendue possible par le Christ (aux chap. 5 à 8 de Romains, la formule « par notre Seigneur Jésus-Christ » est un véritable leitmotiv qui rythme le discours de Paul jusqu’à son sommet en 8,39). Il a partagé notre condition (8,3) pour que nous puissions partager la sienne, sa condition de Fils, de Fils glorifié.      

 

Prédication sur Rm 8, 14-17

Remarque préliminaire : je propose une prédication sous la forme d’un récit fictif fait par  l’un de « ceux de la maison de Narcisse  qui sont dans le Seigneur » et qui sont mentionnés dans les salutations de Rm 16,3-16 (16,11). Ce récit suppose plusieurs hypothèses plus ou moins vraisemblables : Paul a confié sa lettre à Phoebé, diaconesse de l’Église de Cenchrées, près de Corinthe (16,1-2), non seulement pour la porter à Rome, mais encore pour la lire publiquement aux Églises de maisons de Rome ; Narcisse est l’affranchi et le ministre de l’empereur Claude mentionné par l’historien Suétone, après s’être d’abord rapproché du judaïsme, il  aurait ensuite adhéré à l’un des groupes de disciples du Christ Jésus à Rome et aurait reçu le baptême ; l’auteur du récit serait un ancien esclave de Narcisse que ce dernier a affranchi et adopté comme fils (une pratique assez courante à Rome) après son baptême. Sous l’influence de son maître, il s’est également tourné vers le Christ Jésus, après un contact avec le judaïsme. Il aurait été présent lors de la lecture de la lettre de Paul par Phoebé. Ce qui importe, ce sont moins les détails du récit que les effets que la lettre de Paul a produits chez ses premiers auditeurs, selon leurs situation et leur statut dans la société romaine. Ce qui importe avant tout, c’est d’entrer dans la pensée et l’intention de Paul, mais nous ne pouvons le faire qu’au travers de l’événement de communication qui a eu lieu entre lui et ses destinataires romains. Le récit est au passé pour souligner que ce n’est pas un récit intemporel, mais un récit historique d’un fait situé dans le passé.

La prédicatrice ou le prédicateur peut, s’il le juge nécessaire, apporter quelques éclaircissements sur la forme et certains aspects de la prédication, mais pas trop, pour ne pas détourner l’attention vers ce qui est secondaire.

 

Prédication

« …à Dieu, seul sage, gloire par Jésus Christ, aux siècles des siècles ! Amen. » (phrase à déclamer avec pathos). Phoebé, la sœur de l’Église de Cenchrées, venait juste de terminer la lecture de la lettre que Paul, l’apôtre des nations, nous avait fait parvenir par son intermédiaire. En nous recommandant la personne et la mission de Phoebé, Paul nous a en même temps recommandé sa propre lettre avec son message, ses exhortations et ses encouragements. En écoutant, pendant plusieurs heures, Phoebé déclamer le texte de la lettre de Paul, d’une voix tantôt emportée et tantôt retenue, cherchant tantôt à nous convaincre et tantôt à toucher nos cœurs, nous avions l’impression de voir l’apôtre lui-même se tenir devant nous et d’entendre sa propre voix nous rejoindre depuis Corinthe. Après cette lecture donnée avec une telle intensité,  dans laquelle la voix de Phoebé et celle de Paul se confondaient, un grand silence tomba sur la maison où nous étions réunis, sur toutes les personnes présentes qui avaient du mal à retrouver leurs esprits après la longue immersion dans la parole de l’apôtre. On pouvait lire la perplexité sur certains visages plus ou moins désorientés par  l’audace ou la difficulté des paroles de Paul. La gravité sur d’autres qui semblaient soudain comprendre le sens véritable des mots qu’ils entendaient depuis leur baptême.  L’émotion jusqu’aux larmes sur d’autres encore qui venaient de prendre conscience de leur dignité et de leur liberté, de l’espace inouï que leur ouvrait l’Évangile de Dieu.

« Car je n’ai pas honte de l’Évangile », affirmait l’apôtre. Il donne à celui ou à celle qui l’accueille une espérance indélébile, qui ne déçoit pas. Il est une puissance que rien ne peut anéantir, la puissance de l’amour de Dieu et de son Esprit. Les sentiments et les pensées se bousculaient en moi, dans mon cœur et mon esprit qui vibraient  à la manière d’une lyre et rendaient les sons les plus contrastés, des sons qui m’étaient inconnus.

J’avais fait, il y a quelque temps, la demande du baptême, mais peut-être plus sous l’influence de mon maître Narcisse que par ma propre initiative. Il m’avait affranchi et adopté comme son fils, après son propre baptême. C’était par reconnaissance envers lui et mû par le sentiment d’obéissance et de vénération que je lui portais toujours que je crois l’avoir suivi et imité dans son adhésion au Christ Jésus.

Depuis le jour funeste où l’on m’avait arraché à ma terre natale pour m’emmener ici à Rome,  depuis ce jour déjà bien  lointain où j’ai dû brutalement endosser la condition d’esclave, j’avais cessé, même en rêve, d’éprouver le moindre désir, de former le moindre espoir. La vie, la liberté, la dignité, la reconnaissance, la joie… toutes ces choses qu’un être humain peut ressentir dans sa chair et dans son âme m’étaient devenues interdites, inaccessibles pour toujours. Désormais je n’avais plus qu’un destin, celui que les circonstances de l’Histoire et les pouvoirs qui gouvernent le monde m’avaient attribué. Un destin qui n’est que l’ombre de la vie, l’ombre de l’humanité,  l’ombre que laisse la lumière après son passage.

Il vrai que l’amitié et l’estime que me portait Narcisse, surtout depuis son baptême, avaient commencé à raviver le feu éteint en moi ; la flamme de la vie s’était remise à brûler, à réchauffer et à illuminer mon cœur froid et endurci. Mais j’avais trop peur de la déception, de la terrible déception, pour pouvoir pleinement accueillir en moi le sentiment de la vie retrouvée, un espoir qui par la suite s’avérerait aussi illusoire que tout le reste.

Un réalité sans espérance ou une espérance sans réalité : peut-on choisir entre ces deux choses ? Ne vaut-il pas mieux se résigner à son destin que d’espérer un  avenir dont on sait qu’il se dérobera toujours ? La réalité, quelle qu’elle soit, est toujours préférable aux illusions, aux constructions imaginaires qui ne présentent aucune garantie quant à leur réalité ou à leur possibilité.

Mais l’angoisse de la déception avait disparu. Les paroles de Paul,  lues par Phoebé, ne m’avaient pas autant fait découvrir l’Évangile, que je connaissais déjà dans ses traits essentiels, qu’elles ne m’avaient convaincu de sa réalité, de la réalité de l’espoir qu’il pouvait engendrer dans le cœur d’un être humain : « une espérance qui ne trompe pas, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné ».

« Je n’ai pas honte de l’Évangile », disait l’apôtre. L’Évangile n’est pas une promesse qui, après lui avoir fait entrevoir la gloire de Dieu, abandonne l’être humain à la honte. Au déshonneur d’un espoir déçu, anéanti.

Comment la lettre de Paul a-t-elle pu faire naître en moi un sentiment si nouveau, à la frontière de l’impossible ? Est-ce en m’offrant l’amitié de Jésus que l’Évangile m’a donné une raison de ne plus jamais avoir honte ? Une amitié dont je serai toujours honoré, fier, même dans l’infamie ? Même lors du jugement devant le Dieu saint et juste ?

Pour se présenter à nous, Paul avait déclaré : je suis l’esclave du Christ. De ce qu’était un esclave, j’avais malheureusement une idée. Mais en ce qui concerne le Christ, ma connaissance était limitée aux paroles solennelles que nous disions lors d’un baptême ou pendant la sainte cène : Jésus Christ, notre Seigneur, mort pour nos péchés, ressuscité le troisième jour,  apparu à Pierre et aux Douze… Paul rappelait ces mots solennels et connus de tous au début, puis tout au long de sa lettre.

J’avais aussi fréquenté, un certain temps, avec la maisonnée de Narcisse, la synagogue de notre quartier et j’y avais découvert la Loi et les Prophètes d’Israël. L’enseignement à la synagogue m’impressionnait par l‘exigence et la miséricorde dont il était empreint, mais j’étais parfois aussi effrayé par cette parole rude,  sans aucune fioriture autour. Je vibrais déjà à l’annonce de la révélation ultime de la justice et de la gloire de Dieu. Cet enseignement tranchait avec les paroles flatteuses et convenues, avec l’hypocrisie et le cynisme qui présidaient à la vie et aux relations à Rome. Il m’attirait, mais je manquais de force et de volonté pour le saisir. Je me sentais indigne de cette parole et incapable de son exigence morale, de la vertu qu’elle réclamait, qui dépassait  même l’idéal de nos  philosophes grecs et romains. La circoncision aussi était un pas trop difficile à franchir, et je suis donc resté un simple « craignant-Dieu » sur le seuil de la porte.

Du Christ, Paul disait, qu’il était notre ami, notre véritable bienfaiteur. Il était mort pour nous alors que nous étions encore ses ennemis, des humains faibles, sans force, ni aucun mérite, ni aucune dignité.  C’est ainsi qu’il nous a aimés de l’amour de Dieu pour nous. C’est en lui que Dieu nous a accordé sa justice, l’accès à son temple et à son trône, l’accès à sa grâce. Sa grâce qui délivre du péché et de la mort, qui fait vivre, qui est le chemin vers la réconciliation et la paix.

Paul m’a fait prendre conscience et m’a convaincu de ceci : avec le Christ, Dieu nous a délivré de notre destin, pour nous faire entrer dans une Histoire, pour nous conférer une nouvelle identité. Esclaves à la fois de notre destin et de nos propres passions, nous étions sans vie et sans force. Dieu, dans sa colère envers nous, nous avait livrés à  nous-mêmes  et aux pouvoirs qui nous gouvernaient et nous aliénaient. C’est alors même que Christ est mort pour nous, comme un  ami meurt pour son ami, comme un juste meurt pour la justice ou un homme bon pour une noble cause.  Christ est mort pour les impies que nous étions. Non seulement, nous avons été pleinement justifiés par sa mort et mis au bénéfice de la grâce de Dieu, mais il nous a encore été donné, dans le mouvement de sa résurrection et comme gage de sa victoire et de sa fidélité, la puissance de l’Esprit Saint.  Avec l’Esprit, nous avons reçu la force et la fierté de l’espérance, la liberté et le courage pour vivre et agir selon l’amour et la justice de Dieu, pour être des témoins et des signes du salut qu’ Il désire et fait advenir pour sa création tout entière. Avec Israël et la Création, nous pouvons mêler nos gémissements et nos prières à ceux de l’Esprit, nos gémissements et nos prières d’enfants et d’héritiers de Dieu, de sœurs et de frères et  de cohéritiers du Christ. Nous pouvons dire avec lui : Abba, Père.

Ce que je n’osais ni désirer, ni rêver, ni espérer était devenu l’objet de ma certitude : la venue de la gloire de Dieu et de son salut sur l’humanité et sur la terre.

Pendant que les paroles de Paul enfantaient en moi un nouveau monde, je levai les yeux et regardai les frères et les sœurs autour de moi. Mon regard avait changé. Les voyant, je voyais l’Église de Dieu, la communauté des « bien-aimés de Dieu qui sont à Rome ».