Textes : Actes 24, v. 10 à 27 Ps 45 Apocalypse 11, v.19 à 12, v. 1 à 10 1 Corinthiens 15, v. 20 à 27 Luc 1, v. 39 à 56Pasteur Édith Kessler-HeitzTélécharger le document au complet

Notes bibliques

Le texte est bien connu et en général, il est lu dans la période de l’Avent. Il ne présente pas de grandes difficultés de compréhension mais invite à quelques réflexions. Nous sommes au début de l’évangile de Luc. La péricope fait partie de l’évangile de l’enfance que Luc a développé sur 2 chapitres. Il y a eu les 2 récits d’Annonciation (à Zacharie et à Marie), suivis du récit de la naissance de Jésus. Une naissance qui vient dire que Dieu accomplira ce qu’il a promis, à savoir un descendant sur le trône de David. (Relire 2 Sam 7,16). Les chapitres un et deux de l’évangile de Luc présentent en deux tableaux parallèles les naissances de Jean et de Jésus. Les deux récits auraient pu rester entièrement indépendants. Cependant, aux yeux de Luc, les événements concernant la famille de Zacharie et Élisabeth d’une part, ceux concernant Marie d’autre part, sont étroitement reliés. Ils font partie du plan du salut de Dieu qui est en voie de se réaliser. Jean est le prophète par excellence, celui qui marchera devant le Seigneur pour préparer ses voies (Luc 1,76). Dès lors, il importait de lier les deux récits. Cette conjonction est annoncée par l’ange qui donne comme signe à Marie, la grossesse de Élisabeth sa parente (Luc 1,36), elle se réalise pleinement par la rencontre des deux mères et, à travers elles, des deux enfants à naître. L’événement D’un point de vue théologique, le rapport entre Jean et Jésus aurait été mieux marqué, semble-t-il, si c’était Élisabeth qui était allée retrouver Marie, si Jean se mettait en route vers Jésus. On sait pourtant, par les récits de Matthieu et de Marc que Jésus adulte viendra trouver Jean pour recevoir son baptême (cf. Matthieu 3,13-15; Marc 1,9). Luc évite de parler de cette rencontre dans le récit du baptême de Jésus (cf. Luc 3,19-22). On peut penser, dans ce contexte, que la rencontre de Marie avec Élisabeth remplace, d’une certaine manière, la démarche de Jésus auprès de Jean. La démarche de Marie se comprend également en fonction du titre de servante qui lui est attribué (cf. Luc 1,38.48). De même que Jésus se fera le serviteur de tous (Luc 22,27), ainsi déjà sa mère se fait servante du Seigneur en se mettant au service d’Élisabeth sa parente. L’action de l’Esprit Saint L’Esprit Saint occupe une place importante dans l’évangile de Luc, tout spécialement dans les récits concernant la naissance de Jean et celle de Jésus (cf. Luc 1,15.35.41.67; 2,25.26.27). Lors de l’annonce faite à Zacharie de la naissance prochaine de son fils, l’ange lui avait dit: il sera rempli d’Esprit Saint dès le sein de sa mère (Luc 1,15). Cette présence de l’Esprit se manifeste dans le tressaillement par lequel Jean encore dans le sein de sa mère, salue la présence de Jésus, lui aussi dans le sein de Marie (v. 41). L’Esprit ne demeure pas que chez Jean. Sa mère Élisabeth en est elle aussi remplie (v. 41). Grâce à cette présence, elle peut interpréter l’événement en cours comme un événement de salut, ce qui est le propre de la fonction prophétique. Le rôle prophétique d’Élisabeth Luc a construit la scène de manière à faire prononcer par Élisabeth l’éloge de Marie. Alors que le rôle de Marie consiste uniquement à se rendre chez Zacharie et à saluer Élisabeth (vv. 39-40), celle-ci exerce son charisme prophétique en dévoilant le sens que prend, aux yeux de Dieu, l’événement dont elle-même et sa cousine sont les protagonistes. Marie est déclarée bénie entre les femmes (v. 42) comme l’ont été, avant elle, les héroïnes Yaël (Juges 5,24) et Judith (Judith 13,18). Ce n’est pas à cause de ses exploits militaires que Marie reçoit cette bénédiction, mais parce que l’enfant qu’elle donnera au monde est le béni de Dieu, celui par qui se réalisera la libération définitive (v. 42). En Marie, Élisabeth reconnaît la mère du Seigneur (v. 43). Lue dans la perspective pascale qui est celle de Luc, il s’agit évidemment de la reconnaissance de la Seigneurie de Jésus ressuscité (cf. Actes 2,36). L’évangéliste anticipe, en ces premières pages de son ouvrage, les différentes facettes du mystère qui se révéleront par la suite. L’exclamation d’Élisabeth concerne Marie, en tant que mère de celui qui est reconnu comme Seigneur. On sait que, dans les cours orientales, la reine-mère occupe souvent un rôle plus important que l’épouse du roi (voir, par exemple, 1 Rois 2,19). Dans la perspective royale qui a été explicitement mentionnée par l’ange dans le récit de l’annonciation (Luc 1,32-33), Marie se trouve aussi associée, d’une certaine manière, à la seigneurie de son fils. La première béatitude La première béatitude de l’évangile est adressée à Marie. Celle-ci est déclarée bienheureuse à cause de sa foi en l’accomplissement des promesses de Dieu. Plus encore que sa maternité divine, Marie est glorifiée à cause de sa fidélité à la Parole de Dieu, de sa disponibilité à répondre à l’appel et à faire ce que Dieu attend d’elle pour réaliser son projet de salut. Marie est ainsi le modèle du vrai disciple dont Jésus dira : Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui la gardent (Luc 11,28). Marie est la voix de tous les pauvres et les déshérités auxquels justice leur sera rendue. En Jésus, Dieu précipite les puissants de leur trône et exalte les humbles. La « théologie de la libération » a redécouvert dans ce « Magnificat » le chant d’espérance des pauvres et la théologie féministe y voit celui de la libération des femmes. Le « Magnificat » montre que Dieu balaie tous nos critères de jugement, qu’il exalte notre petitesse et rassasie notre faim. Ce chant de Marie est écrit dans le style et l’esprit de la tradition hymnique du judaïsme tardif. Il est composé comme une mosaïque de citations ou d’allusions bibliques. Il trouve des parallèles dans le cantique d’Anne (1 Sam 2,10), considéré généralement comme la source principale du Magnificat au triple point de vue de sa situation, de sa thématique et de sa formulation. On peut y reconnaître aussi des expressions du Cantique de Sion au 4me Livre d’Esdras : le peuple éprouvé passe de la peine à la joie comme une femme que Dieu rend féconde (4 Esd 9,45) En effet, l’humilité dont Marie fait état d’emblée est exprimée en des termes qui, traditionnellement, sont placés dans la bouche de femmes stériles. Ainsi Anne, mère de Samuel (1 Samuel 1,11), demande-t-elle à Dieu de jeter les yeux sur l’humilité de sa servante (en grec, on trouve le même verbe et le même complément que dans notre texte !). L’humilité est l’humiliation de la stérilité. De même en Genèse 29,31s : Dieu voit Léa délaissée et intervient pour la rendre féconde. Elle enfante Ruben et dit : Maintenant le Seigneur a vu mon humilité… Donc les mots choisis semblent venir d’une tradition dans laquelle ils sont prononcés par une femme stérile et qui, miraculeusement, devient féconde. En effet, dans la suite de l’histoire de Léa (Genèse 30,13), après la naissance de Siméon, Lévi et Juda, l’heureuse mère s’écrie : Toutes les femmes me diront bienheureuse ! Arrivés à ce point, comment pourrions-nous ne pas penser à une autre femme de notre texte : Élisabeth, qui est dans l’exacte situation d’Anne ou de Léa : n’était-elle pas stérile ? Ne conçoit-elle pas ensuite en vertu d’une intervention miraculeuse de Dieu ? Plan du texte : La première partie (vv. 46-50) est écrite dans le langage d’un cantique de louange (cf. PS 33,4; 34,9; 94,1 ; Hb 3,18) c’est une action de grâces de Marie devant l’œuvre réalisée par Dieu en sa faveur ; les motifs en sont nommés aux vv. 48 et 49 (parce que) avant que s’esquissent la portée du rôle de Marie et le mystère divin qu’il dévoile. La seconde partie (vv. 51-55) déploie l’universalité du salut au long de sept affirmations : – Il est intervenu de toute la force de son bras ; il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ; – il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; – les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides. – Il est venu en aide à Israël son serviteur en souvenir de sa bonté, – comme il l’avait dit à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance pour toujours. » L’événement de Nazareth, circonscrit dans le temps et l’espace, est un événement du salut universel ; davantage encore : il est l’événement central, qui confère leur sens à tous les autres parce qu’il les englobe tous. En effet, comment ne pas remarquer que la même problématique se retrouve dans le cantique d’Anne ? Lisons 1 Samuel 2,1-10 : il n’y a pas d’allusion à la situation concrète d’Anne. Le thème dominant de la prière est que Dieu abaisse les grands, les puissants et les orgueilleux, mais qu’il vient au secours de l’humble… La conclusion s’impose : nous sommes devant une prière traditionnelle mise dans la bouche d’Anne en qui on voit le type parfait du fidèle qui ne compte que sur son Dieu et sur son secours ! La femme, et en particulier la femme stérile, est regardée comme le modèle de l’humanité, lorsqu’elle prend conscience de ne rien posséder dont elle puisse se glorifier devant Dieu. Ceci rejoint, d’ailleurs, une tradition prophétique bien connue selon laquelle Israël et son Dieu ont des liens comparables à ceux d’une femme, plus ou moins fidèle, et d’un époux auquel elle a donné sa foi. Elle ne peut compter que sur lui, sur son amour et sa mansuétude (cf. Sophonie 3,14-20). Les épreuves d’Israël sont assimilées aux malheurs de la femme infidèle, malheurs dont la stérilité est regardée comme l’un des plus redoutables en cette ancienne civilisation. A ce moment, on est prêt à mieux comprendre le Magnificat : il s’agit évidemment d’une prière préexistante. Mais ce qui est capital, c’est que Luc ait estimé que ce texte ancien trouvait dans la bouche de Marie son véritable accomplissement. Pour Luc, Marie est donc le type même du fidèle qui accepte de tout recevoir de Dieu et qui accueille sa venue avec tous les bouleversements que cela peut entraîner. Ainsi, une prière juive qui chantait les interventions merveilleuses de Dieu est mise dans la bouche de Marie, et cela devient la première prière chrétienne, la première réponse humaine à l’Évangile, la première confession de foi. Les notes ci-dessus sont inspirées des livres de Pierre PRIGENT « Écoute… C’est Noël — Narrations bibliques. » Les Bergers et les Mages, 2002 et Marie-Noëlle THABUT « L’intelligence des Écritures » (vol 2) Pistes de prédication1. Dieu fait irruption 2. Dieu opère un renversement3. Dieu ouvre un espace de liberté

Prédication

Chacun d’entre-nous connaît ce récit de l’Annonciation. Vous pouvez même être surpris que notre Église protestante ait gardé ce texte à l’occasion du 15 Août, fête catholique par excellence. Mais ce cantique est dans nos Bibles et même dans nos cantiques. Alors pourquoi le bouder ! Nous connaissons tellement bien le récit de Noël que nous ne nous rendons peut-être plus toujours compte de ce que cela impliquait pour les personnes concernées, pour Marie par exemple. Quand nous parlons de Marie, nous pensons peut-être tout de suite à l’église catholique, à cause de la place donnée à Marie dans la doctrine. Nous réformés sommes peut-être un peu réservés quand il s’agit d’évoquer Marie. Mais l’évangéliste Luc parle de Marie, alors rien ne nous empêche l de parler d’elle, pas de ce qu’elle a fait, mais de ce que Dieu a fait en elle, en nous basant sur le texte biblique. On en souligne fréquemment la sobre beauté ainsi que l’impression de merveilleux qui s’en dégage. L’image de Marie est alors celle d’une vierge pure et sans défaut, ou à tout le moins d’une femme volontaire, déjà solide dans la foi et sûre d’elle-même. Il n’est pourtant pas sûr que ce soit cela que Luc veuille nous transmettre. Pour qui fait l’effort de relire ce passage dans le contexte de la mentalité du 1er siècle, l’image perçue est sans doute moins idyllique et l’invite à plus de réalisme. Le personnage en question n’est qu’une adolescente d’un coin perdu de Galilée dont l’histoire est des plus banales. L’expression jeune fille accordée en mariage indique en effet que Marie a atteint l’âge de douze ans et que, selon l’habitude du temps, elle a été donnée en mariage à Joseph sans qu’on lui ait demandé son avis ! La destinée de Marie s’inscrit dans un cadre historique et culturel qui ne laisse donc aucune part à la romance et à l’imagerie pieuse : son existence est déjà toute tracée par ceux qui l’ont précédée, et en premier lieu par ses parents ; son seul honneur sera de donner naissance à une descendance mâle (souvenez-vous de la honte d’Élisabeth la stérile).Aucun espace de liberté dans cette vie de femme en devenir : fiancée à Joseph, elle sait déjà la vie qui l’attend en regardant autour d’elle vivre les femmes de son village. Marie est tout le contraire d’une femme libre. Alors la première chose remarquable, c’est Dieu fait irruption, un ange entre chez elle et lui transmet un message de Dieu. Dieu parle donc à Marie, au travers d’un ange. Marie est troublée, non par l’apparition de l’ange, mais par ce que l’ange lui dit. Que dirions-nous aujourd’hui, si une personne nous disait, un ange de Dieu m’a transmis un message ? 2ème élément remarquable, c’est Dieu qui bouscule l’ordre des choses : ce que les habitudes des hommes, les traditions les plus tenaces, le patriarcalisme plus pesant, ne veulent ou ne peuvent pas changer, la parole de Dieu adressée à Marie le renverse ! Dans cette vie sans relief d’une jeune fille de Nazareth, Dieu opère un renversement, un bouleversement. Dans une histoire d’hommes où personne ne lui donne la parole, Dieu est le premier à demander son avis à Marie ! Dieu fait de Marie une femme libre. Non pas une femme qui construit elle-même sa vie, dans l’illusion d’une autonomie qui n’existe qu’en rêve, mais une femme invitée à acquiescer au projet de Dieu pour elle. L’agir de Dieu, selon Luc, est ainsi doublement différent de l’agir des hommes. Tout d’abord parce qu’il consiste en un projet gracieux, bannissant la peur et invitant à la joie : Sois joyeuse, sois sans crainte, tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Ensuite parce que c’est un agir qui suppose de la part de l’être humain une réponse. Marie n’en espérait pas tant, condamnée qu’elle était, sans l’avoir choisi et sans pouvoir le refuser, à la grisaille du quotidien. Le 3ème élément remarquable c’est La foi comme espace de liberté : Le oui de Marie au projet de Dieu, c’est la possibilité pour l’être humain de participer à la liberté que Dieu se donne de renverser et de perturber le cours normal des choses. Mais ce bouleversement ne se fait pas sans questions. Marie ne comprend pas ce qui lui arrive : elle fut très troublée, et se demandait ce que pouvait signifier cette salutation ; «comment cela se fera-t-il ?». L’écart entre la vie qui lui était promise et ce qui lui arrive est trop énorme. Mais Marie fait le pari de la foi et de la confiance : Je suis la servante du Seigneur. Qu’il me soit fait selon ta parole. Elle est l’image presque moderne d’une personne prisonnière de son cadre de vie à qui Dieu propose un «challenge» incroyable dont les conséquences dépassent tout ce qu’elle peut imaginer. Dans l’humilité et l’impasse de son existence, Marie accepte l’intrusion de la nouveauté libératrice de Dieu qu’elle traduit par ce chant de reconnaissance, construit avec les psaumes de louange que Marie connaissait bien. Comment, de la bouche de cette enfant sans histoire et sans relief apparent, de telles paroles ont-elles pu surgir ? C’est une question que l’on ne peut s’empêcher de poser. Car Marie n’est pas quelque passionaria, prête à grimper sur les barricades et à prendre elle-même les armes pour encourager, si besoin est, les combattants démoralisés. Marie reste bien cette jeune fille en visite chez sa cousine, toujours dans le quotidien de l’existence. La prière de Marie ne nous apprend rien sur ce qui lui est arrivé et qui nous a été rapporté auparavant. Elle opère ici un véritable décentrement : Marie ne se raconte pas dans les mots de la louange, mais s’inscrit, dès le début, dans la grande histoire du peuple de Dieu – l’ensemble du Magnificat est truffé de références scripturaires qui en font une véritable prière liturgique. Marie ne s’enferme donc pas dans son monde et n’emprisonne pas l’œuvre de Dieu dans sa petite existence. Au contraire, à cause de ce qu’il a fait pour elle, elle peut proclamer la victoire de Dieu sur le mal, et la fin des puissants, les affamés rassasiés : car dans son histoire elle voit l’illustration de l’agir de Dieu des origines d’Israël jusqu’au dernier jour. En replaçant ce qu’elle vient de vivre dans le cadre de l’histoire du peuple de Dieu, le cantique de Marie est une prière qui la libère de ce que son expérience pourrait avoir de trop subjectif. Marie n’est plus prisonnière de l’histoire que sa famille voulait pour elle : Dieu a fait irruption dans son quotidien et l’a orienté d’une façon radicalement nouvelle. A cause du Magnificat, Marie n’est plus prisonnière de son expérience religieuse comme d’une sorte de mystique qui pourrait tourner au délire. Son histoire personnelle n’est plus quelque chose d’unique et ne la condamne pas à être un cas à part. Elle se situe parmi toutes les interventions de Dieu dans la vie des hommes, depuis Abraham jusqu’à Paul et jusqu’à nous. Autant de paraboles de ce que le Seigneur veut faire pour l’humanité entière : Il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ; il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides ! Tout au long de l’année, peut-être plus particulièrement en cette période de pause, Dieu nous propose de nous déplacer, de faire un ¼ de tour pour voir les choses dans une autre perspective. Ce n’est pas nous qui sommes le centre du monde, que tout ne tourne pas autour de nous et de nos petites histoires, mais c’est dans notre monde, au cœur de nos histoires et de nos vies que Dieu veut manifester sa puissance libératrice. Sortons de nos vieux schémas pour accueillir la nouveauté de l’Évangile. Narration de Pierre PRIGENT Lettre de Théophile à Luc, le médecin, le compagnon de Paul. J’ai reçu avec joie et reconnaissance le livre que tu m’as dédicacé. L’honneur me fait trembler à l’idée que, chaque fois maintenant qu’on lira ton évangile, la bonne nouvelle rappellera mon nom. Et lorsque, très loin dans la nuit des temps à venir, des hommes assoiffés de parole de Dieu tourneront la première page du livre, ils me nommeront, comme pour m’appeler à témoigner. Tu m’as changé, je ne suis plus Théophile, le notable respecté, mais Théophile, le témoin du salut, Théophile, le bien nommé, puisque chaque fois que l’on dit mon nom, on proclame que Dieu m’aime ! Tu m’as investi, non pas tant d’un honneur humain, que d’une mission, et c’est ma joie. Chaque soir, je rassemble les gens de ma maison et je leur lis une page de l’évangile. Je me prépare à ce moment solennel, je médite à l’avance ce que j’expliquerai. Combien me sont précieux les souvenirs de ton enseignement ! Mais tu n’as pu tout me dire, ou bien c’est ma mémoire qui défaille. Lorsque je trébuche et que j’hésite, lorsque je touche du doigt les trop proches limites de mon intelligence, j’en reviens aux règles que tu m’as apprises et qui ont guidé ton propre travail. Je cherche à découvrir derrière les difficultés et les contradictions, la vérité qui se manifeste en se cachant et qui donne aux récits l’ordre et le sens que Dieu voulait nous faire découvrir. Je peine quelquefois, je manque de clairvoyance, mais jamais de persévérance, et ma peine est payée de joie. Hier nous avons lu le cantique de Marie, celui que plusieurs parmi nous appellent dans leur langue le Magnificat d’après ses premiers mots latins : Magnificat anima mea Dominum, Mon âme exalte le Seigneur ! Il me fallait ouvrir cette prière pour que tous y puissent entrer de plain pied. Mais je m’impatientais de buter sur les difficultés. Tout semblait pourtant commencer de belle façon : Élisabeth a salué la visite de Marie en s’écriant : Bienheureuse celle qui a cru… Et Marie répond, en écho : Oui, désormais toutes les générations me proclameront bienheureuse… Mais, à cette simple phrase près, tout le reste de la prière fait question, tant les mots sont inattendus et improbables dans la bouche de Marie. Ainsi, pourquoi celle que Dieu a choisie pour être la mère du Sauveur doit-elle commencer par dire son humilité ? C’est le sérieux de la méthode que tu m’as enseignée qui faisait apparaître les questions. Tu m’as appris à lire la Bible des Juifs et ce que j’en connais a soulevé le doute en mon cœur : Si les premiers mots surprennent dans la bouche de Marie, ils sont tout naturellement venus dans la bouche d’Anne, la future mère de Samuel. Anne était stérile et se désespérait de l’être ; Alors elle a crié à Dieu sa détresse : Seigneur, tout Puissant, si tu daignes regarder l’humilité de ta servante… et lui donner un fils, je te le donnerai ! Anne, la femme du très riche et très pieux Elqana, modèle d’humilité ? Non pas ! Mais humiliée, cruellement humiliée. On se rit d’elle, on la méprise, parce qu’elle ne peut avoir d’enfant. Son destin de femme en ce monde ancien est nié, réduit à rien. Elle ne peut remplir sa mission de femme : donner la vie, assurer la survie de la race, donner une descendance, assurer l’avenir. Un autre texte est encore monté à ma mémoire : l’histoire de Léa, l’épouse à qui Jacob préférait Rachel. Léa qui, délaissée, ne trouve plus sa justification de femme, mais Léa que Dieu rend féconde, Léa qui enfante Ruben, Léa qui laisse éclater sa reconnaissance : Le Seigneur a daigné regarder mon humiliation ! Léa qui enfante ensuite Siméon, et après Siméon, Lévi, et après Lévi, Juda, Juda, qui est le père de la tribu royale dont sortira David ! Alors, à la naissance de Juda, Léa chante son bonheur parfait : Toutes les femmes me diront bienheureuse ! C’est bien là le langage et la prière de la femme à qui jusque-là le bonheur de participer à la bénédiction de Dieu a été refusé, le langage de l’épouse qui se désespère de ne pouvoir entrer dans la promesse première qui annonce à Abraham une descendance innombrable. C’est le langage et la prière de celle qui voit enfin le Seigneur exaucer le vœu le plus cher et qui s’alourdit d’un fardeau secret qui la comble ! Mais est-ce vraiment la prière de Marie ? J’en ai sérieusement douté. J’ai voulu, je l’avoue, recourir à des explications dont je rougis maintenant : j’ai songé que tu t’étais trompé, que tu avais, par erreur, mis dans la bouche de Marie ce qu’Élisabeth aurait tout naturellement pu exprimer. N’est-ce pas Élisabeth la femme stérile dont le Seigneur, par un miracle éclatant, exauce la prière et qui donne le jour à Jean qui sera le Baptiste ? Il suffisait de changer un mot, un nom et tout devenait simple. Il suffisait même de supposer que ta plume n’avait pas nommé la femme qui priait. Tu aurais pu écrire : alors elle s’écria : mon âme exalte le Seigneur… Un copiste maladroit aurait voulu attribuer cette belle prière à Marie, la mère du Seigneur, plutôt qu’à un personnage aussi insignifiant qu’Élisabeth… Mais je me suis souvenu du sérieux avec lequel tu as toujours travaillé, du souci que tu as eu du moindre détail, et de l’attention avec laquelle tu as récolté toutes les traditions et tous les documents et les as éprouvés avant de les utiliser dans ton évangile. J’ai donc cherché ailleurs la solution. J’ai cherché longtemps. Subitement j’ai eu la conviction d’avoir compris et j’ai discerné là tout l’éclat merveilleux de la bonne nouvelle. C’est assurément une prière qui vient du fond de la piété juive, la prière d’une femme stérile, d’une créature qui n’a rien à faire valoir, la prière du peuple qui ne compte que sur son Dieu et sur son secours. C’est la prière d’Israël, c’est la prière de l’église ! Cela peut être aussi, par la grâce de Dieu, notre prière. Il est bon de l’entendre avec un son nouveau dans les paroles de Marie : Ce qui, jusqu’ici, était prophétie et que seuls les prophètes pouvaient annoncer au présent ou même au passé sous l’inspiration de l’Esprit qui leur montrait à l’avance l’accomplissement de l’histoire, ce qui n’était que prophétie est aujourd’hui réalisé. Marie, pour la première fois, peut prier en une langue qui ne soupire plus, mais célèbre l’accomplissement. La réalité est enfin grosse de la présence annoncée de Dieu. Marie fait entendre les mots jusqu’ici impossibles : Dieu est venu. Il m’a relevée. Il m’a prise en pitié. J’ai goûté la douceur de sa miséricorde. C’est vrai. Tout est accompli. Pour moi et pour tous. Pour moi d’abord. C’est la merveille de ma vie : je suis la première, en moi l’humanité accueille son Seigneur. La descendance promise qui ouvrait le peuple de Dieu aux dimensions de l’humanité, cette descendance qui bouscule toutes les stérilités, elle est arrivée. Le salut est donné. Il faut le célébrer. Il nous faut le célébrer avec celle qui, en notre nom, répéta cette vieille prière en lui donnant tout son sens. Alors je suis revenu au Magnificat pour le laisser, en seconde lecture, parfaitement résonner en moi. Magnificat anima mea Dominum. Seigneur, tu es ma joie, et mon bonheur est de te chanter. Oui, Dieu me comble de biens, mais il est d’abord le Dieu qui m’aime et me fait vivre. Il détourne ses regards de ceux qui se veulent grands, de ceux qu’on flatte et qui s’enflent de suffisance. Mais ses yeux se portent avec tendresse vers ceux qui ne se mettent pas en avant, ceux qui n’osent pas se glorifier de leurs œuvres, ceux qui attendent tout de l’amour que tu leur donnes, ceux qui, sans trop oser le dire, savent que le bonheur se reçoit et ne se gagne pas, ceux dont les poings ne sont pas serrés pour conquérir la victoire, mais qui ouvrent les mains pour accueillir ta grâce et dont les yeux s’émerveillent de tes prévenances. Ceux-là, Seigneur, je le sais et le proclame, ceux-là sont bienheureux. Toutes les générations s’arrêteront un instant dans leur marche forcée vers plus de possession et ils diront : peut-être est-ce là vraiment le bonheur ? Seigneur, je repose en tes mains. Elles font de grandes choses et m’y trouvent une place. Tu es le saint et ta sainteté fait sa demeure en moi. Tu es le grand Dieu dont la gloire illumine le monde et tu veux m’en éclairer et me faire briller de ta lumière. Dans mon obscurité, allume le feu qui ne s’éteint jamais ! Tu es mon Dieu, mais ta bonté déborde. Elle s’étend d’âge en âge sur ceux qui te révèrent. Elle n’est pas pour eux seuls, mais seuls ils en discernent les effets dans le monde. Ils voient la vérité que tu révèles et qui est éternelle et divine : L’orgueil et le mépris n’édifient pas le pouvoir véritable. La force et la violence n’assurent pas la souveraineté. Plus haut que les hautains, c’est l’humble que tu couronnes de noblesse. Plus que la satiété, c’est l’attente que tu combles de tes richesses. Plus qu’aux gagneurs et aux hommes de succès, c’est à ton peuple que tu donnes la victoire. Pourquoi, demande-t-on, est-ce là ta volonté ? Pour rien, dit la raison humaine ! Non. Pas pour rien, mais parce que tu es un Dieu de bonté. Tu prends plaisir à aimer et non à dominer. Tel tu t’es révélé à Abraham : Tu lui promis descendance innombrable, à lui dont l’âge fermait la voie de la paternité. Tel es-tu, notre Dieu, pour toujours ! Magnificat anima mea Dominum.