Textes : Matthieu 9, v. 18 à 26 Sophonie 2, v. 3 et 3, v. 12 & 13 Ps 146 1 Corinthiens 1, v.26 à 31 Matthieu 5, v. 1 à 12Pasteur Vincent Nême-PeyronTélécharger le document au complet
Nous voici aux pieds d’un monument : les béatitudes.Dans l’Évangile selon Matthieu, ces « béatitudes » ouvrent le « sermon sur la montagne », cet ensemble de paroles de Jésus regroupées par Matthieu en un grand discours (Matthieu va ainsi structurer son Évangile en cinq discours). Les béatitudes sont également citées par Luc mais les différences sont notables, si notables que certains exégètes pensent même que Jésus a prononcé deux ensembles distincts de « béatitudes », abusivement regroupées sous un même vocable.Voici quelques-unes de ces différences : c) Matthieu envisage des dispositions éthiques et spirituelles (« ceux qui ont faim et soif de la justice ») alors que Luc prend en compte des situations objectives (« ceux qui ont faim et soif »). ci) Matthieu ne propose que des béatitudes (« bienheureux les … ») tandis que Luc ajoute des antithèses (« malheur à vous, les… »)cii) Matthieu propose neuf béatitudes alors qu’il y en a quatre seulement dans l’Évangile selon Luc.ciii) Pour Luc, les béatitudes insistent sur le Christ Jésus, par qui le règne de Dieu est inauguré. Un renversement s’opère, qui fait pleurer les riches et se réjouir les pauvres. Pour Matthieu, les béatitudes dressent un portrait de Jésus, seul à vivre réellement dans l’esprit des béatitudes. En réponse et par fidélité, les chrétiens s’efforcent de le suivre sur ce chemin. Ainsi, les béatitudes sont exigence et révélation ; elles nous disent qui est Jésus et nous appellent à devenir son disciple. Prêcher sur ce texte est merveilleux et redoutable : d) Merveilleux car ce texte est d’une profondeur infinie et s’enracine dans l’être même de Dieu.di) Redoutable car le prédicateur court le risque d’un moralisme plat. Comme l’écrit le pasteur et exégète Alphonse Maillot (dont le commentaire des béatitudes est un modèle !) : « Malheur à l’exégète qui ne sait plus que ce qu’il étudie, a été dit pour lui, en premier lieu ». dii)Autre piège : faire comme si ce texte ne suscitait pas de controverses : devant une prédication chrétienne glorifiant parfois la douleur, la souffrance et les larmes, appelant à la résignation et limitant l’espérance du Royaume à l’au-delà, des penseurs tels que Nietzsche ou Marx se sont violemment opposés sinon à ces paroles de Jésus, du moins à leur interprétation usuelle. diii) J’ai choisi de partir de cette opposition car elle aide à dégager le cœur de l’enseignement de Jésus de cette gangue de moralisme et de conformisme.
« Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront consolés ». Pour nous qui entendons ces paroles, 2000 ans après, avec le poids des interprétations qui en ont été faites, cet enseignement de Jésus peut nous sembler suspect voire malsain. Trois grands reproches lui ont été adressés. Marx a accusé le christianisme de tourner les regards vers le ciel pour mieux oublier la terre, de promettre une récompense pour plus tard et là-haut, au lieu de prendre en charge la souffrance, ici et maintenant. Il est vrai que les Béatitudes ont parfois été comprises ainsi : dans la vie, certains sont épargnés par les drames et d’autres pas ; l’injustice règne, qu’elle soit individuelle ou collective. Plus tard, Dieu rétablira la balance. Ceux qui auront été comblés par la vie seront malheureux et inversement. La morale de l’histoire serait donc simple : supportez vos malheurs, supportez les injustices sans broncher et, plus tard, Dieu déplacera le curseur dans l’autre sens. Deuxième accusation : celle de Nietzsche. Pour lui, les Béatitudes s’opposent à une morale noble. Jésus valorise les larmes et la faiblesse au lieu d’encourager à la force et au dépassement de soi. Là encore, malheureusement, Nietzsche s’attaque à une dérive chrétienne bien réelle. Certains ne se contentent pas de supporter leur malheur, ils le désirent, le provoquent. Ils veulent offrir à Dieu leurs pleurs et leurs souffrances car ils espèrent être ainsi en règle avec Dieu. La béatitude devient : « Bienheureux ceux qui pleurent aujourd’hui car Dieu en tiendra compte plus tard ». Enfin, troisième accusation, plus récente. Il est bon d’être épanoui. C’est même probablement le principal dogme actuel. « Soyez épanouis ! », « Faites envie ! » Or, les Béatitudes semblent nous conduire sur la voie opposée, celle des persécutions, de la souffrance, des larmes, au risque de tourner le dos aux bonheurs tout simples de la vie. Comment recevoir alors les Béatitudes ? Ici comme ailleurs, les paroles de Jésus sont incompréhensibles si nous ne prenons pas en compte l’ensemble de sa vie, à savoir son enseignement, sa façon d’approcher les autres, ses guérisons, sa mort et sa résurrection. Or, l’Évangile, en son entier, est traversé par une même conviction : Dieu nous a créés pour notre bien, pour le bien de tous. Simultanément, ce que nous dit l’Écriture et que notre société veut tellement occulter, c’est que la souffrance fait partie intégrante de l’existence humaine. Parfois, elle détruit, parfois, elle porte des fruits, en nous rendant plus adultes ou plus compatissants. Mais, en tant que telle, la souffrance n’a aucune vertu. C’est pourquoi, Jésus vient au secours de celui qui en est victime. Il attaque les racines même de la souffrance, en pardonnant, réconciliant. Parfois, il guérit. Toujours, il soulage la souffrance par sa présence. Alors, vous qui vivez des épreuves difficiles, sachez au moins que vous n’êtes pas seuls. Le Christ est auprès de vous. Il restera peut-être la souffrance, les souvenirs à guérir ou un avenir à réinventer mais vous ne serez plus seuls pour les affronter. « Bienheureux ceux qui pleurent » parce que le Christ les rejoint. Ce que Marx n’avait pas compris, c’est que pareille lecture des Béatitudes est bien loin de nous déresponsabiliser. Elle nous engage. Je ne peux dire : « Christ est près de ceux qui souffrent » si je ne me tiens pas à leur côté. En paraphrasant Luther, nous pouvons dire que notre vocation est d’être un Christ pour notre prochain. Franchissons une étape. Dans l’Évangile selon Matthieu, Jésus ne décrit pas principalement un état : les pleurs, la souffrance ou la persécution. Il évoque essentiellement une disposition intérieure. Ainsi, selon Matthieu, il ne dit pas « courage les pauvres », mais « devenez des pauvres en esprit ». C’est pourquoi les Béatitudes n’apportent pas seulement une consolation, elles nous désignent l’essentiel. « Soyez bienheureux, vous qui pleurez, car vous vivez quelque chose d’essentiel ». Là encore, le Christ n’invite pas au dolorisme. Là encore, la joie de vivre, le souci de profiter de l’existence sont totalement légitimes. Mais Jésus sait que quiconque aime prend le risque de la souffrance. Plusieurs religions ont fait le même constat : aimer, désirer, espérer génère de la souffrance. Mais elles n’en tirent pas les mêmes conséquences. Si certaines de ces religions prônent l’extinction du désir, le Christ, au contraire, encourage à une vie ouverte, risquée, aimante, au risque, effectivement, de l’échec et des larmes. Alors, vous qui pleurez, bienheureux êtes-vous car vous aimez, vous vous laissez aimer, vous espérez. Vous qui vous tourmentez pour des enjeux sociaux, vous qui travaillez à faire reculer la violence et la souffrance, bienheureux êtes-vous car votre vie a du poids, votre vie a du sens. Vous le voyez, Nietzsche critiquait moins les paroles de Jésus que les conséquences que les Églises en ont parfois tirées. Troisième étape : ceux qui vivent selon les Béatitudes se rapprochent du Dieu de Jésus-Christ. Jésus dit ainsi en substance : « Si vous me suivez sur les chemins de la paix, de la justice, de la pauvreté, bienheureux êtes-vous car vous allez rencontrer Dieu ». La vraie joie consiste à rencontrer Dieu, à se sentir entouré, guidé, aimé par Lui, mais la manière dont nous vivons en dépend. Comment trouver un Dieu d’amour en vivant les rivalités ou les rancœurs ? Comment croire au crucifié si nous choisissons la voix de la puissance ? C’est pourquoi Jésus nous dit : « Heureux-vous si vous êtes humbles et doux car ainsi, vous rencontrerez Dieu ». En orientant notre vie vers la douceur, la réconciliation, en devenant artisan de paix, nous fréquentons le chemin de l’Évangile et nous nous rapprochons ainsi du Christ. Jésus ne menace pas ceux qui suivront un autre chemin. Il leur dit simplement qu’ils passeront à côté d’une grande joie, bien plus riche et profonde que les plaisirs fugaces proposés par notre société. Il est temps de conclure. Parce que Dieu les accompagne, parce qu’ils aiment et luttent contre la souffrance que l’homme inflige à l’homme, parce qu’ils vivent vraiment, parce qu’ils rencontrent Dieu : « Bienheureux les pauvres de cœur, bienheureux les doux, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui ont faim et soif de vivre comme Dieu le demande, bienheureux les miséricordieux, bienheureux les cœurs purs, bienheureux les artisans de paix, bienheureux ceux qui sont persécutés au nom de Dieu ». Amen !