Textes : Deutéronome 10, v. 1 à 22 Psaume 145 Actes 14, v. 21 à 27 Apocalypse 21, v. 1 à 5 Jean 13, v. 31 à 35Pasteur Françoise NimalTélécharger le document au complet

Aimer de tout son cœur, un commandement simple, ou compliqué ?Notes bibliquesCe passage est le début des discours d’adieu de Jésus, propres à l’Évangile de Jean. Après le départ de Judas dans la nuit, Jésus s’adresse longuement à ses disciples pour leur communiquer son testament spirituel. Le ton est presque tendre par moments (il les appelle ses amis, ou encore « mes petits enfants »,…) et rappelle, par les thèmes mis en avant, la première épître de Jean. D’emblée est donnée la consigne fondamentale : celle de l’amour mutuel, en communauté. Structure et contexte (cf. commentaire de J. Zumstein) Instruction en 3 éléments : 1) v31b-32 : la glorification réciproque du Père et du Fils (thèse christologique qui domine l’ensemble des discours d’adieu).Lorsque le Christ manifeste sa gloire il révèle la réalité du salut de Dieu au sein du monde.Ces versets utilisent des temps différents et présentent ainsi un double point de vue sur cette réalité : le verset 31b, à l’aoriste, présente la glorification du Fils comme effectuée dans le « maintenant » eschatologique : un événement qui a eu lieu et dont les effets perdurent, tandis que le verset 32 utilise le futur : la glorification est un événement à venir, sur la Croix, manifestation accomplie de la gloire de Dieu.- v33 : le départ imminent du Christ sonne l’heure de la séparation d’avec les siens- v34-35 : le commandement d’amour réciproque Il peut s’agir d’un ajout plus tardif, car cela coupe le fil du discours (qui est christologique) MAIS il est aussi très bien à sa place en tant que « moyen » que Jésus offre aux disciples pour pallier son absence prochaine. Il y immédiatement suivi d’un 4ème élément, le dialogue avec Pierre (v.36-38, reprenant le thème de la suivance du Christ).Voyons de plus près le commandement d’amour (versets 34-35) : C’est le seul commandement de l’Évangile de Jean, la seule institution éthique du Christ à ses disciples.Le contenu diffère de celui des synoptiques :

  • C’est un « commandement nouveau »
  • Il n’y est pas dit d’aimer son prochain comme soi-même, ni d’aimer Dieu
  • Il y est dit « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés »

Cette péricope est incluse entre divers événements : 1° Judas vient de sortir pour trahir Jésus2° Avant cela, une illustration de ce qu’est l’amour en communauté : Jésus lui-même a aimé les siens en leur lavant les pieds. 3° Après viendra le reniement de Pierre4° L’horizon de ce discours, c’est la CroixOn peut donc lire le commandement d’amour à la lumière de ces 4 événements qui illustrent, d’une part (événements 1 et 3), la difficulté des disciples (et de tout être humain) à agir par amour, à être fidèle à ses amis, d’autre part l’exemple de l’amour parfait donné par le Christ (événements 2 et 4).Autres pistes de réflexions théologiques : cf. commentaire de Lytta Basset sur
http://www.lavie.fr/archives/2001/05/10/malgre-le-reniement,3556103.php
Prédication« Je vous donne un commandement nouveau … » dit Jésus lors du dernier repas qu’il prend avec ses disciples, « comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres ». S’aimer les uns les autres ! Si l’on demande à l’homme de la rue quelqu’un de résumer en quelques mots tout l’enseignement du Christ, c’est probablement là ce qu’il dira d’abord : Jésus a dit « aimez-vous les uns les autres ». Et il aurait raison, l’homme de la rue, car ce commandement, c’est le seul commandement de l’Évangile de Jean, la seule institution éthique du Christ à ses disciples. L’amour les uns pour les autres devrait donc être la « marque de fabrique » des chrétiens. Un cantique le dit bien « et le monde saura que nous sommes chrétiens, à l’amour dont nos gestes sont empreints ». Nous, chrétiens, n’avons rien d’autre à faire que cela : nous aimer les uns les autres ! C’est, à première vue, une excellente nouvelle, n’est-ce pas ? Car quoi de plus agréable qu’aimer ? Avoir des amis, des frères et sœurs, des proches, et tenter de leur rendre la vie plus douce et belle par l’attention que je leur porte, par le souci que j’ai d’eux… Sentir ce tressaillement de joie qui me fait vibrer quand quelqu’un que j’aime bien vit quelque chose de beau, me réjouir avec lui, sans arrière-pensée, sans envie, parfois me réjouir plus fort même des bienfaits qui arrivent à mes amis que de ceux qui m’arrivent à moi-même. Et, a contrario, avoir le cœur qui saigne quand mon ami-e est dans les épreuves, la souffrance. Comme dans cette très belle chanson de Jacques Brel, « bien sûr, il y a les guerres d’Irlande, mais… mais voir un ami pleurer… » Qu’est-ce qui est pire que de voir pleurer quelqu’un que nous aimons ?L’amitié est un des plus beaux sentiments humains, mais l’amitié ne se commande pas. Alors, est-ce que ce que Jésus nous commande, c’est d’aimer nos amis ? Hum, imaginez un peu, si c’était cela… Le Christ nous laissant un seul devoir avant de nous quitter, et ce devoir, ce serait d’aimer nos amis ? Mais n’est-ce pas trop facile, de nous dire de faire ce que nous faisons spontanément ? N’est-ce pas comme s’il nous avait commandé de manger quand nous avons faim, ou de respirer ? Sûrement, il y a un piège, me direz-vous. Jésus ici nous invite à aimer, non nos amis, mais nos ennemis aussi. Ou ceux qui nous sont indifférents. Il nous invite à aimer tout le monde, ou en tout cas chaque chrétien… Même ceux avec qui, spontanément, nous n’avons pas d’affinités. C’est ce que nous pensons, parce que nous pensons à d’autres passages du Nouveau Testament. Mais il faut remarquer que nous n’avons pas ici, comme chez Matthieu, le commandement d’aimer son prochain, et son ennemi. Or ce commandement d’aimer ses ennemis est un commandement très fort. On le retrouve déjà dans l’Ancien Testament. On le retrouve aussi dans l’épître aux Romains (Romains 12, 20), où l’apôtre Paul explique le commandement : « si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s’il a soif, donne-lui à boire ». L’Ancien Testament déjà nous livrait des propos très clairs sur l’amour de l’ennemi et du prochain. Commençons par le prochain. Le commandement d’aimer son frère dans Lévitique 19 est unique en son genre, du fait qu’il n’a aucun parallèle dans le monde entourant Israël et acquiert une importance centrale dans le Nouveau Testament. « Tu ne détesteras pas ton frère dans ton cœur ; tu avertiras ton compatriote, mais tu ne te chargeras pas d’un péché à cause de lui. Tu ne te vengeras pas ; tu ne garderas pas de rancune envers les gens de ton peuple ; tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il s’agit de la règle d’or : ne fait pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse, parce que l’homme est dépendant d’un environnement agréable, pas trop hostile, où il puisse vivre en sécurité. Tous les hommes sont en cela égaux, donc comporte-toi vis-à-vis de ton semblable de façon à ce qu’il trouve ce dont il a besoin. Quant à l’ennemi, on trouve dans le Livre de l’Exode, dans le Deutéronome, et même dans le Livre des proverbes une curieuse prescription ; où il s’agit d’aider les animaux domestiques de l’ennemi. « Si tu rencontres le bœuf de ton ennemi ou son âne égaré, tu le lui ramèneras à tout prix. » Le principe moral qui joue ici est celui de la solidarité, une éthique de la générosité et de l’aide, qui favorise ce qu’aujourd’hui on appelle le « vivre ensemble ». Ce vivre ensemble demande que certaines choses soient prioritaires sur les inimitiés particulières, pour le bien de la communauté locale. Le livre des proverbes propose aussi une « éthique de l’amour des ennemis : « Si celui qui te hait a faim, donne-lui du pain à manger, s’il a soif, donne-lui de l’eau à boire ! En vérité, ce sont des charbons ardents que tu rassembles sur sa tête et YHWH te (le) revaudra. »Il est à noter que quand les Écritures nous disent d’aimer nos ennemis, elles ne nous demandent pas de grandes choses spectaculaires. Il ne s’agit pas de se changer en bisounours dégoulinant d’amour pour ceux qui nous méprisent, nous oppressent, nous exploitent, bafouent nos droits élémentaires, disent du mal de nous et nous font des croche-pieds à chaque détour de la vie. Il ne s’agit même pas de nous forcer à avoir un peu d’affection pour ceux qui nous sont naturellement particulièrement antipathiques. Non, aimer son ennemi, c’est faire pour elle ou lui les gestes de la simple humanité. Le minimum vital, en quelque sorte. Et, si nous le pouvons, renoncer à la vengeance. C’est sur cette éthique de la simple humanité que se fonde, par exemple, l’œuvre d’un organisme comme la Croix Rouge : soigner les blessés, quel que soit leur camp. Mais, le propos de Jésus qui nous occupe aujourd’hui ne concerne pas l’amour des ennemis. Il nous donne un commandement nouveau, et quand il dit « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés », ceux à qui il parle, ce sont d’abord ses proches, ceux qu’un peu plus loin dans les discours d’adieu il va appeler, sans ambiguïté, ses amis. Il parle à ses amis, et le commandement d’amour qu’il leur donne, c’est d’aimer ses amis. C’est un commandement nouveau. Aimer, aimer d’amitié, aimer ses amis, va au fond plus loin que la juridiction de l’Ancienne Alliance, qui commandait d’aimer ses ennemis. La scène prend place juste après le départ de Judas. Ne restent que les vrais amis, pourrions-nous dire. Sauf que ce n’est pas si simple. D’une part, la scène prend place après le départ de Judas, mais dans les versets qui suivent, ce qui est annoncé, c’est le reniement de Pierre. Et le discours d’adieu de Jésus fait suite à un geste d’amour : il a lavé les pieds de ses amis. Il dit « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Il pourrait dire « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai lavé les pieds, et comme bientôt je serai sur la croix ». Car Jésus vient de leur laver les pieds, y compris à Judas et à Pierre. Ensuite, il est un peu simple de dire que Jésus ne considérait pas Judas comme un ami, lui aussi… Nous n’en savons rien, certes. Mais nous savons que l’amitié, la belle, pure et désintéressée amitié, comme tous les sentiments humains, n’est pas exempte de fragilités. Combien de fois n’avons-nous pas eu le sentiment d’être incapable d’aimer vraiment ? Combien de fois n’avons-nous pas, par égoïsme ou par maladresse, blessé un ami ? Il y a parfois des trahisons, des reniements. La théologienne Lytta Basset exprime, dans son livre « aimer sans dévorer », toute la difficulté d’aimer : Non, aimer n’est pas simple, c’est même «la tâche humaine la plus périlleuse», nous dit-elle. Aimer sans dévorer commence par un aveu: «J’avoue qu’il m’a fallu du temps, beaucoup de temps (…) pour parvenir à lâcher la hantise d’être aimée, vraiment aimée. Et, par la même occasion, celle d’aimer suffisamment. (…) Je fais partie de tous ceux pour qui cela ne va pas de soi. (…) » En amitié, comme en amour, nous entrons dans le jeu avec nos faiblesses, nos blessures, nos angoisses, nos manques, nos failles. Dès lors, aimer ne va pas de soi. Même si notre cœur est généreux, il est aussi plein d’épines, de barbelés, de pointes, d’aspérités. Et c’est ainsi que nous aimons : avec aspérité. Les autres aussi, d’ailleurs, sont de la même pâte douloureuse. Si bien que, à l’expérience de ne pas assez « bien » aimer, nous ajoutons parfois celle de ne pas assez bien être aimés. Parfois, nous sommes trahis, parfois notre amitié est défigurée par un geste de l’autre, une parole… Jésus ne dit pas seulement « aimez-vous les uns les autres », il dit aussi « comme je vous ai aimés ». Il pourrait dire « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai lavé les pieds, et comme bientôt je serai sur la croix ». Jésus nous guide vers un amour qui consent à tout, même à la mort, même il la trahison. On peut aller jusqu’à donner sa vie pour son ami. Et c’est en cela que se manifeste la gloire de Dieu : à travers le Christ crucifié, il nous aime comme des amis. Quand Jésus donne le commandement d’amour à ses disciples, comme chemin à suivre lorsqu’il ne sera plus parmi eux, c’est un peu un « moyen » qu’il leur donne pour pallier son absence prochaine. En vous aimant les uns les autres, nous dit-il, vous rendez présents parmi vous ce que je suis, ce que Dieu est, car Dieu vous aime d’amitié. Alors, si comme Lytta Basset nous sommes parfois amené à voir que l’amour est la tâche la plus périlleuse, souvenons-nous aussi qu’elle est la plus belle, car elle nous met à la suite du Christ qui manifeste la gloire de Dieu. Dans certaines communautés chrétiennes, le lavement des pieds est un geste fort, vécu en communauté comme un sacrement. Je crois que l’amitié, la véritable amitié, peut aussi être comme un sacrement : ce qui fait signe de la présence de Dieu, ce qui la rend accessible à nos sens. Tout comme le baptême est le signe visible que Dieu nous a aimé le premier, de façon inconditionnelle en dehors de tout mérite, l’amitié, par son caractère spontané et désintéressé, est une trace, une incarnation, de la grâce déjà offerte. Car où pouvons-nous le mieux faire l’expérience de l’amour qui donne gratuitement, de l’amour inconditionnel, de la grâce, que dans cet élan du cœur qui se donne, que quand nous tremblons de joie ou de compassion pour un ami qui rit ou qui pleure, ou que quand un ami nous regarde et nous sourit ? Oui, voici le commandement ultime : aimons nos amis !Amen.

Textes : Deutéronome 10, v. 1 à 22 Psaume 145 Actes 14, v. 21 à 27 Apocalypse 21, v. 1 à 5 Jean 13, v. 31 à 35Pasteur Françoise NimalTélécharger le document au complet

Aimer de tout son cœur, un commandement simple, ou compliqué ?Notes bibliquesCe passage est le début des discours d’adieu de Jésus, propres à l’Évangile de Jean. Après le départ de Judas dans la nuit, Jésus s’adresse longuement à ses disciples pour leur communiquer son testament spirituel. Le ton est presque tendre par moments (il les appelle ses amis, ou encore « mes petits enfants »,…) et rappelle, par les thèmes mis en avant, la première épître de Jean. D’emblée est donnée la consigne fondamentale : celle de l’amour mutuel, en communauté. Structure et contexte (cf. commentaire de J. Zumstein) Instruction en 3 éléments : 1) v31b-32 : la glorification réciproque du Père et du Fils (thèse christologique qui domine l’ensemble des discours d’adieu).Lorsque le Christ manifeste sa gloire il révèle la réalité du salut de Dieu au sein du monde.Ces versets utilisent des temps différents et présentent ainsi un double point de vue sur cette réalité : le verset 31b, à l’aoriste, présente la glorification du Fils comme effectuée dans le « maintenant » eschatologique : un événement qui a eu lieu et dont les effets perdurent, tandis que le verset 32 utilise le futur : la glorification est un événement à venir, sur la Croix, manifestation accomplie de la gloire de Dieu.- v33 : le départ imminent du Christ sonne l’heure de la séparation d’avec les siens- v34-35 : le commandement d’amour réciproque Il peut s’agir d’un ajout plus tardif, car cela coupe le fil du discours (qui est christologique) MAIS il est aussi très bien à sa place en tant que « moyen » que Jésus offre aux disciples pour pallier son absence prochaine. Il y immédiatement suivi d’un 4ème élément, le dialogue avec Pierre (v.36-38, reprenant le thème de la suivance du Christ).Voyons de plus près le commandement d’amour (versets 34-35) : C’est le seul commandement de l’Évangile de Jean, la seule institution éthique du Christ à ses disciples.Le contenu diffère de celui des synoptiques :

  • C’est un « commandement nouveau »
  • Il n’y est pas dit d’aimer son prochain comme soi-même, ni d’aimer Dieu
  • Il y est dit « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés »

Cette péricope est incluse entre divers événements : 1° Judas vient de sortir pour trahir Jésus2° Avant cela, une illustration de ce qu’est l’amour en communauté : Jésus lui-même a aimé les siens en leur lavant les pieds. 3° Après viendra le reniement de Pierre4° L’horizon de ce discours, c’est la CroixOn peut donc lire le commandement d’amour à la lumière de ces 4 événements qui illustrent, d’une part (événements 1 et 3), la difficulté des disciples (et de tout être humain) à agir par amour, à être fidèle à ses amis, d’autre part l’exemple de l’amour parfait donné par le Christ (événements 2 et 4).Autres pistes de réflexions théologiques : cf. commentaire de Lytta Basset sur
http://www.lavie.fr/archives/2001/05/10/malgre-le-reniement,3556103.php
Prédication« Je vous donne un commandement nouveau … » dit Jésus lors du dernier repas qu’il prend avec ses disciples, « comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres ». S’aimer les uns les autres ! Si l’on demande à l’homme de la rue quelqu’un de résumer en quelques mots tout l’enseignement du Christ, c’est probablement là ce qu’il dira d’abord : Jésus a dit « aimez-vous les uns les autres ». Et il aurait raison, l’homme de la rue, car ce commandement, c’est le seul commandement de l’Évangile de Jean, la seule institution éthique du Christ à ses disciples. L’amour les uns pour les autres devrait donc être la « marque de fabrique » des chrétiens. Un cantique le dit bien « et le monde saura que nous sommes chrétiens, à l’amour dont nos gestes sont empreints ». Nous, chrétiens, n’avons rien d’autre à faire que cela : nous aimer les uns les autres ! C’est, à première vue, une excellente nouvelle, n’est-ce pas ? Car quoi de plus agréable qu’aimer ? Avoir des amis, des frères et sœurs, des proches, et tenter de leur rendre la vie plus douce et belle par l’attention que je leur porte, par le souci que j’ai d’eux… Sentir ce tressaillement de joie qui me fait vibrer quand quelqu’un que j’aime bien vit quelque chose de beau, me réjouir avec lui, sans arrière-pensée, sans envie, parfois me réjouir plus fort même des bienfaits qui arrivent à mes amis que de ceux qui m’arrivent à moi-même. Et, a contrario, avoir le cœur qui saigne quand mon ami-e est dans les épreuves, la souffrance. Comme dans cette très belle chanson de Jacques Brel, « bien sûr, il y a les guerres d’Irlande, mais… mais voir un ami pleurer… » Qu’est-ce qui est pire que de voir pleurer quelqu’un que nous aimons ?L’amitié est un des plus beaux sentiments humains, mais l’amitié ne se commande pas. Alors, est-ce que ce que Jésus nous commande, c’est d’aimer nos amis ? Hum, imaginez un peu, si c’était cela… Le Christ nous laissant un seul devoir avant de nous quitter, et ce devoir, ce serait d’aimer nos amis ? Mais n’est-ce pas trop facile, de nous dire de faire ce que nous faisons spontanément ? N’est-ce pas comme s’il nous avait commandé de manger quand nous avons faim, ou de respirer ? Sûrement, il y a un piège, me direz-vous. Jésus ici nous invite à aimer, non nos amis, mais nos ennemis aussi. Ou ceux qui nous sont indifférents. Il nous invite à aimer tout le monde, ou en tout cas chaque chrétien… Même ceux avec qui, spontanément, nous n’avons pas d’affinités. C’est ce que nous pensons, parce que nous pensons à d’autres passages du Nouveau Testament. Mais il faut remarquer que nous n’avons pas ici, comme chez Matthieu, le commandement d’aimer son prochain, et son ennemi. Or ce commandement d’aimer ses ennemis est un commandement très fort. On le retrouve déjà dans l’Ancien Testament. On le retrouve aussi dans l’épître aux Romains (Romains 12, 20), où l’apôtre Paul explique le commandement : « si ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s’il a soif, donne-lui à boire ». L’Ancien Testament déjà nous livrait des propos très clairs sur l’amour de l’ennemi et du prochain. Commençons par le prochain. Le commandement d’aimer son frère dans Lévitique 19 est unique en son genre, du fait qu’il n’a aucun parallèle dans le monde entourant Israël et acquiert une importance centrale dans le Nouveau Testament. « Tu ne détesteras pas ton frère dans ton cœur ; tu avertiras ton compatriote, mais tu ne te chargeras pas d’un péché à cause de lui. Tu ne te vengeras pas ; tu ne garderas pas de rancune envers les gens de ton peuple ; tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il s’agit de la règle d’or : ne fait pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse, parce que l’homme est dépendant d’un environnement agréable, pas trop hostile, où il puisse vivre en sécurité. Tous les hommes sont en cela égaux, donc comporte-toi vis-à-vis de ton semblable de façon à ce qu’il trouve ce dont il a besoin. Quant à l’ennemi, on trouve dans le Livre de l’Exode, dans le Deutéronome, et même dans le Livre des proverbes une curieuse prescription ; où il s’agit d’aider les animaux domestiques de l’ennemi. « Si tu rencontres le bœuf de ton ennemi ou son âne égaré, tu le lui ramèneras à tout prix. » Le principe moral qui joue ici est celui de la solidarité, une éthique de la générosité et de l’aide, qui favorise ce qu’aujourd’hui on appelle le « vivre ensemble ». Ce vivre ensemble demande que certaines choses soient prioritaires sur les inimitiés particulières, pour le bien de la communauté locale. Le livre des proverbes propose aussi une « éthique de l’amour des ennemis : « Si celui qui te hait a faim, donne-lui du pain à manger, s’il a soif, donne-lui de l’eau à boire ! En vérité, ce sont des charbons ardents que tu rassembles sur sa tête et YHWH te (le) revaudra. »Il est à noter que quand les Écritures nous disent d’aimer nos ennemis, elles ne nous demandent pas de grandes choses spectaculaires. Il ne s’agit pas de se changer en bisounours dégoulinant d’amour pour ceux qui nous méprisent, nous oppressent, nous exploitent, bafouent nos droits élémentaires, disent du mal de nous et nous font des croche-pieds à chaque détour de la vie. Il ne s’agit même pas de nous forcer à avoir un peu d’affection pour ceux qui nous sont naturellement particulièrement antipathiques. Non, aimer son ennemi, c’est faire pour elle ou lui les gestes de la simple humanité. Le minimum vital, en quelque sorte. Et, si nous le pouvons, renoncer à la vengeance. C’est sur cette éthique de la simple humanité que se fonde, par exemple, l’œuvre d’un organisme comme la Croix Rouge : soigner les blessés, quel que soit leur camp. Mais, le propos de Jésus qui nous occupe aujourd’hui ne concerne pas l’amour des ennemis. Il nous donne un commandement nouveau, et quand il dit « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés », ceux à qui il parle, ce sont d’abord ses proches, ceux qu’un peu plus loin dans les discours d’adieu il va appeler, sans ambiguïté, ses amis. Il parle à ses amis, et le commandement d’amour qu’il leur donne, c’est d’aimer ses amis. C’est un commandement nouveau. Aimer, aimer d’amitié, aimer ses amis, va au fond plus loin que la juridiction de l’Ancienne Alliance, qui commandait d’aimer ses ennemis. La scène prend place juste après le départ de Judas. Ne restent que les vrais amis, pourrions-nous dire. Sauf que ce n’est pas si simple. D’une part, la scène prend place après le départ de Judas, mais dans les versets qui suivent, ce qui est annoncé, c’est le reniement de Pierre. Et le discours d’adieu de Jésus fait suite à un geste d’amour : il a lavé les pieds de ses amis. Il dit « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Il pourrait dire « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai lavé les pieds, et comme bientôt je serai sur la croix ». Car Jésus vient de leur laver les pieds, y compris à Judas et à Pierre. Ensuite, il est un peu simple de dire que Jésus ne considérait pas Judas comme un ami, lui aussi… Nous n’en savons rien, certes. Mais nous savons que l’amitié, la belle, pure et désintéressée amitié, comme tous les sentiments humains, n’est pas exempte de fragilités. Combien de fois n’avons-nous pas eu le sentiment d’être incapable d’aimer vraiment ? Combien de fois n’avons-nous pas, par égoïsme ou par maladresse, blessé un ami ? Il y a parfois des trahisons, des reniements. La théologienne Lytta Basset exprime, dans son livre « aimer sans dévorer », toute la difficulté d’aimer : Non, aimer n’est pas simple, c’est même «la tâche humaine la plus périlleuse», nous dit-elle. Aimer sans dévorer commence par un aveu: «J’avoue qu’il m’a fallu du temps, beaucoup de temps (…) pour parvenir à lâcher la hantise d’être aimée, vraiment aimée. Et, par la même occasion, celle d’aimer suffisamment. (…) Je fais partie de tous ceux pour qui cela ne va pas de soi. (…) » En amitié, comme en amour, nous entrons dans le jeu avec nos faiblesses, nos blessures, nos angoisses, nos manques, nos failles. Dès lors, aimer ne va pas de soi. Même si notre cœur est généreux, il est aussi plein d’épines, de barbelés, de pointes, d’aspérités. Et c’est ainsi que nous aimons : avec aspérité. Les autres aussi, d’ailleurs, sont de la même pâte douloureuse. Si bien que, à l’expérience de ne pas assez « bien » aimer, nous ajoutons parfois celle de ne pas assez bien être aimés. Parfois, nous sommes trahis, parfois notre amitié est défigurée par un geste de l’autre, une parole… Jésus ne dit pas seulement « aimez-vous les uns les autres », il dit aussi « comme je vous ai aimés ». Il pourrait dire « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai lavé les pieds, et comme bientôt je serai sur la croix ». Jésus nous guide vers un amour qui consent à tout, même à la mort, même il la trahison. On peut aller jusqu’à donner sa vie pour son ami. Et c’est en cela que se manifeste la gloire de Dieu : à travers le Christ crucifié, il nous aime comme des amis. Quand Jésus donne le commandement d’amour à ses disciples, comme chemin à suivre lorsqu’il ne sera plus parmi eux, c’est un peu un « moyen » qu’il leur donne pour pallier son absence prochaine. En vous aimant les uns les autres, nous dit-il, vous rendez présents parmi vous ce que je suis, ce que Dieu est, car Dieu vous aime d’amitié. Alors, si comme Lytta Basset nous sommes parfois amené à voir que l’amour est la tâche la plus périlleuse, souvenons-nous aussi qu’elle est la plus belle, car elle nous met à la suite du Christ qui manifeste la gloire de Dieu. Dans certaines communautés chrétiennes, le lavement des pieds est un geste fort, vécu en communauté comme un sacrement. Je crois que l’amitié, la véritable amitié, peut aussi être comme un sacrement : ce qui fait signe de la présence de Dieu, ce qui la rend accessible à nos sens. Tout comme le baptême est le signe visible que Dieu nous a aimé le premier, de façon inconditionnelle en dehors de tout mérite, l’amitié, par son caractère spontané et désintéressé, est une trace, une incarnation, de la grâce déjà offerte. Car où pouvons-nous le mieux faire l’expérience de l’amour qui donne gratuitement, de l’amour inconditionnel, de la grâce, que dans cet élan du cœur qui se donne, que quand nous tremblons de joie ou de compassion pour un ami qui rit ou qui pleure, ou que quand un ami nous regarde et nous sourit ? Oui, voici le commandement ultime : aimons nos amis !Amen.