Textes : Lévitique 25, v. 1 à 54 Psaume 27Genèse 15, v. 5 à 18 Philippiens 3, v. 17 à 4, v. 1 Luc 9, v. 28 à 36 Pasteur Richard BennahmiasTélécharger le document au complet

PrédicationQuand Paul nous invite à l’imiter et à tourner notre regard vers ceux qui le suivent, nous demande-t-il, 2000 ans après, de calquer nos comportements et nos mœurs sur les siens ? Paul dit souvent que, s’il a conservé ses habitudes de juif pieux, il les considère comme secondaires et ne souhaite pas les imposer aux autres. Pourquoi dirait-il ici le contraire ? Quand Paul constate que certains prétendent être amis du Christ Jésus sans en accepter la croix, ça le fait pleurer de rage qu’ils n’aient rien compris à son message ; qu’ils n’aient pas compris à quel point ce message à totalement transformé son existence et celle de ceux qui y ont adhéré avec lui. Ce que Paul demande d’imiter est beaucoup plus fondamental que la poursuite de vieilles habitudes et le respect de préceptes révolus : il s’agit de se conduire en ami de la croix du Christ. Mais, même ainsi, pouvons-nous encore regarder Paul et l’imiter ?La valeur cosmique et historique de l’expérience de PaulQuand Paul se réfère à la croix du Christ Jésus comme à l’événement qui a bouleversé son existence, il s’inscrit dans la perspective du courant pharisien dont il est issu : celle d’un monde dont la chute inéluctable entraînera tôt ou tard la fin et le renouvellement. Dans l’imagerie pharisienne, cette fin du monde est assortie d’un jugement ultime auquel sont soumis les vivants et les morts. La trompette du jugement sonne, les morts se relèvent de leurs tombeaux, comparaissent devant le tribunal et sont jugés dignes ou non d’accéder au monde nouveau. Paul est convaincu que la passion, la croix et la résurrection sont l’acte inaugural du jugement dernier et de l’avènement des temps nouveaux. En franchissant l’épreuve de la croix, Jésus devient le Christ, c’est à dire le Messie du nouveau Royaume de Dieu. Sur la croix, le règne ancien a été jugé et le règne nouveau a été inauguré et il est en marche. Jésus, « premier né d’entre les morts », a trouvé grâce devant le juge ultime non seulement pour lui-même, mais pour toutes celles et tous ceux qui se réclament et se réclameront de son nom. Jésus « sauve » celles et ceux qui le suivent sur la voie qu’il a ouverte par la croix en les faisant échapper à la disparition du monde ancien et en leur donnant accès au monde nouveau. Toute la prédication de Paul s’appuie sur une certitude fondée sur son expérience : cette épreuve de la croix et de la résurrection, Paul est convaincu de l’avoir vécue, à la suite de Jésus et à plusieurs reprises. Comme il l’explique par exemple au début de sa deuxième épitre aux Corinthiens (2 Cor 1), depuis le chemin de Damas, la passion, la croix et la résurrection du Christ Jésus ont agi à plusieurs reprises dans les péripéties de son existence et il est convaincu qu’elles agiront encore. Dans l’épître aux Philippiens, Paul va jusqu’à donner à cette expérience personnelle une dimension cosmique, La passion, la croix et la résurrection agissent aussi dans l’histoire et l’univers tout entiers qui sont le théâtre de la gestation et de l’enfantement de la nouvelle création. La passion, la croix et la résurrection sont pour lui la clef de lecture avec laquelle il interprète non seulement tous les évènements de son existence personnelle, mais aussi de l’histoire universelle où, en toute humilité, il estime avoir une mission à remplir.Tout est relatif … à quoi ?Quand Paul fait allusion à ceux qui placent Dieu dans leur ventre et leur gloire dans leur honte, il est probable qu’il ironise par ailleurs sur la maxime épicurienne bien connue : « mangeons, buvons, demain nous mourrons » (1 Cor 15, 32). Dans la perspective qui st la sienne d’un avènement imminent de la fin des temps, Paul ne se gêne pas pour dénoncer toutes sortes de dérèglements des mœurs qui en sont à ces yeux autant de signes. Plus sérieusement, Paul ne peut adhérer à la sagesse épicurienne parce qui invite à jouir au mieux, et le plus souvent avec modération, des plaisirs qui nous sont offerts à l’intérieur des limites infranchissables que sont la naissance et la mort. En faisant allusion au « ventre » et à la « honte », Paul a peut-être une autre idée en tête : si une nouvelle alliance a été inaugurée, les interdits alimentaires de l’ancienne alliance sont devenus caducs (le ventre), ainsi que l’obligation de la circoncision (la honte). Les respecter ou s’y soumettre n’est plus nécessaire pour avoir accès au nouveau règne. Et Paul ne cesse de répéter qu’imposer aux nouveaux chrétiens de se soumettre à toutes les prescriptions de l’ancienne alliance revient à nier que la nouvelle alliance a bel et bien été inaugurée par l’événement de la croix. Cela ne signifie pas pour autant que « les choses de la terre », soient sans importance ; mais elles représentent désormais un domaine au sein duquel la participation du chrétien aux choses du ciel lui confère une certaine liberté, pour ainsi dire par anticipation : « Tout est permis, mais tout n’est pas utile », dit-il ailleurs (1 Cor 10, 23). Toutes les exigences religieuses, éthiques et morales élaborées par la tradition juives ne perdent pas leur valeur, ni toute leur valeur, mais elles sont relativisées. La perspective de l’avènement des temps nouveaux relativise radicalement les choses terrestres, en les rendant relatives à l’avènement des temps nouveaux. Mais que les temps nouveaux, que le royaume ou que la cité céleste perdent l’évidence que Paul leur accorde et les choses terrestres ne deviennent plus relatives à rien. C’est à cette relativisation qui équivaut à un anéantissement que nous avons souvent le sentiment d’assister aujourd’hui. Apocalypses sans espéranceAujourd’hui, notre conception, même la plus ordinaire, de l’univers dans lequel nous sommes plongés a évolué. Elle laisse peu de place à la croyance dans l’existence céleste d’un monde heureux auquel nous serions destinés sous certaines conditions, soit à la fin des temps, soit après notre mort. Pour Paul, la période provisoire pendant laquelle le monde ancien voué à sa perte et le monde nouveau cohabitaient devait être de courte durée. Mais cette période intérimaire s’est prolongée et la conception chrétienne des relations entre la cité terrestre et la cité céleste s’est transformée en conséquence. Si le jugement dernier avait déjà commencé, alors que la cité de Dieu restait encore bloquée dans la zone d’attente du ciel, l’attente de l’avènement des temps nouveaux s’était transformée en l’espérance d’une vie heureuse après la mort : tous nos comportements ici bas étaient susceptibles de nous diriger après notre mort soit vers l’enfer, soit, au ciel, vers le paradis. Aujourd’hui, le ciel qui environne notre petite planète s’est vidé de toutes présence et nous ne pouvons plus croire que notre terre se trouve à mi-chemin entre un enfer et un paradis. Les historiens des religions nous ont appris à considérer la vision au moyen de laquelle Paul exprime sa foi dans le Christ Jésus crucifié comme une vision mythologique. Enfin, une grande partie des philosophes du XIXème et de XXème siècle nous ont incités à considérer les mythes avec mépris, au pire comme des mensonges destinés à tromper le peuple, au mieux comme des curiosités historiques ayant perdu toute valeur pour nous aider à comprendre notre vie quotidienne et le sens de notre histoire humaine. Avons-nous pour autant cessé de croire en une fin des temps ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre époque n’est pas avare en crises de toutes sortes, sociales, économiques, écologiques, politiques, culturelles, annonciatrices de catastrophes ultimes devant lesquelles nous nous sentons sans recours et sans espérance de salut. Ces crises ont des effets sur notre vie quotidienne : pollution, chômage, violence, insécurité, remise en cause des systèmes de protection sociale que nos prédécesseurs avaient péniblement mis en place, etc. Avec l’épuisement de notre modernité, la fin des temps est devenue un filon inépuisable pour la littérature et le cinéma dont les représentations sont en général propices à susciter plus d’angoisse que d’espérance. Les survivants aux différentes catastrophes ultimes imaginées par nos actuels prophètes d’apocalypse sont le plus souvent confrontés à des univers encore plus cruels et impitoyables que l’ancien. Comme si le message véhiculé par toute cette littérature se résumait à : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance. » L’attente d’un retour du Christ dans la gloire refait surface dans des mouvements chrétiens qui restent convaincus de la réalité de la mythologie à laquelle Paul fait référence. Le plus surprenant aujourd’hui, c’est que ces mouvements emboitent le plus souvent le pas de ces visions catastrophiques modernes et s’évertuent à peindre le monde dans lequel nous vivons sous les traits les plus sombres possibles ; comme si noircir à outrance le tableau de la cité terrestre était la meilleure façon de faire resplendir la lumière et la gloire de la cité céleste ; comme si le salut n’était que l’image inversée de la perdition qui nous menace. Comme si l’espérance n’était que le négatif de la peur que nous ressentons devant tout ce qui semble nous menacer. Chrétiennes ou non, nos apocalypses modernes sont des apocalypses sans espérance. Comme si la fin des temps n’avait pas déjà eu lieu sur la croix et si l’avènement des temps nouveaux n’avait pas été inauguré par la résurrection et n’agissait pas déjà depuis longtemps au sein de notre monde. Et dans tous les cas, faute d’une « cité céleste » qui ne tienne sa valeur que de son origine dans la croix et la résurrection du Christ Jésus, notre cité terrestre perd toute valeur.La cité céleste : un à venir en devenirÀ l’opposé de ces visions nihilistes, les épitres de Paul se positionnent par rapport à la fin et au renouvellement des temps de façon à la fois troublante, éclairante et absolument positive : Paul en parle d’une part comme si le passage de l’un à l’autre avait déjà eu lieu et d’autre part comme si l’accomplissement de cet événement fondateur était encore à venir. Même si l’accomplissement de ce qui est déjà inauguré est imminent, il n’en demeure pas moins attendu avec impatience. Paul se bat contre la lassitude et le découragement que suscite cette impatience. Il entretient l’espérance d’un avènement des temps nouveaux dans leur plénitude. Il invite ses lecteurs à anticiper sur cet avènement. Il témoigne qu’au travers cette anticipation, l’évènement de la passion, de la croix et de la résurrection ne cesse d’agir et de faire advenir les temps nouveaux, dans un dialogue, une interaction, entre « le ciel » et « la terre ». La cité de Dieu n’est plus seulement « à venir », elle est « en devenir ». Renoncer, se décourager, se contenter des plaisirs terrestres (quand on en a les moyens), s’en tenir aux prescriptions de l’Ancienne Alliance sans les faire passer au crible de l’Évangile de la croix et de la résurrection, c’est dès à présent s’exclure soi-même de la citoyenneté du monde nouveau et, dans une certaine mesure, faire barrage à son développement. Alors que nous avons conservé l’habitude d’employer l’expression « Royaume de Dieu », il est intéressant de noter qu’ici, Paul parle de « cité », nous invitant ainsi à nous considérer plus comme des citoyens du monde nouveau que comme assujettis à un roi ou à un seigneur. Pour Paul, le passage par la croix du Christ Jésus donne accès à la liberté devant Dieu. Imiter Paul, c’est, à la suite de Jésus, franchir la porte de la croix pour suivre le Christ ressuscité sur le chemin de cette liberté nouvelle. La citoyenneté céleste des chrétiens et la liberté qui lui est attachée viennent relativiser tout ce qui concerne leur citoyenneté terrestre. En tant que citoyens de la cité céleste, nous sommes libres vis à vis des valeurs de la cité terrestre : les conserver, y renoncer ou les faire évoluer devient relatif à leur utilité au regard de l’accomplissement définitif de la cité de Dieu, au titre de la constitution de ce qu’on pourrait appeler une morale ou une éthique provisoire.Quand nous prions « Notre Père qui es aux cieux », nous savons bien que les « cieux » sont une métaphore et que le ciel n’abrite plus aucune cité idéale. La cité idéale est devenue sans lieu : u-topique. Mais le message de Paul, c’est que le mystère de la passion, de la croix et de la résurrection reste non seulement la clef de lecture de nos histoires personnelles comme de celle de notre univers, mais qu’il s’y accomplit tous les jours, qu’il ne cesse de donner à notre cité terrestre un horizon et d’agir dans notre monde depuis 2000 ans. De passion en passion, de croix en croix, de résurrection en résurrection, de crises en crise, de tournant des temps en tournant des temps, de provisoire en provisoire, petites touches par petites touches, la cité de Dieu ne cesse de naître au sein de la cité terrestre. Et c’est vers les signes et les témoignages de cette gestation et de cette naissance que depuis 2000 ans, Paul nous invite à tourner notre regard.

Textes : Lévitique 25, v. 1 à 54 Psaume 27Genèse 15, v. 5 à 18 Philippiens 3, v. 17 à 4, v. 1 Luc 9, v. 28 à 36 Pasteur Richard BennahmiasTélécharger le document au complet

PrédicationQuand Paul nous invite à l’imiter et à tourner notre regard vers ceux qui le suivent, nous demande-t-il, 2000 ans après, de calquer nos comportements et nos mœurs sur les siens ? Paul dit souvent que, s’il a conservé ses habitudes de juif pieux, il les considère comme secondaires et ne souhaite pas les imposer aux autres. Pourquoi dirait-il ici le contraire ? Quand Paul constate que certains prétendent être amis du Christ Jésus sans en accepter la croix, ça le fait pleurer de rage qu’ils n’aient rien compris à son message ; qu’ils n’aient pas compris à quel point ce message à totalement transformé son existence et celle de ceux qui y ont adhéré avec lui. Ce que Paul demande d’imiter est beaucoup plus fondamental que la poursuite de vieilles habitudes et le respect de préceptes révolus : il s’agit de se conduire en ami de la croix du Christ. Mais, même ainsi, pouvons-nous encore regarder Paul et l’imiter ?La valeur cosmique et historique de l’expérience de PaulQuand Paul se réfère à la croix du Christ Jésus comme à l’événement qui a bouleversé son existence, il s’inscrit dans la perspective du courant pharisien dont il est issu : celle d’un monde dont la chute inéluctable entraînera tôt ou tard la fin et le renouvellement. Dans l’imagerie pharisienne, cette fin du monde est assortie d’un jugement ultime auquel sont soumis les vivants et les morts. La trompette du jugement sonne, les morts se relèvent de leurs tombeaux, comparaissent devant le tribunal et sont jugés dignes ou non d’accéder au monde nouveau. Paul est convaincu que la passion, la croix et la résurrection sont l’acte inaugural du jugement dernier et de l’avènement des temps nouveaux. En franchissant l’épreuve de la croix, Jésus devient le Christ, c’est à dire le Messie du nouveau Royaume de Dieu. Sur la croix, le règne ancien a été jugé et le règne nouveau a été inauguré et il est en marche. Jésus, « premier né d’entre les morts », a trouvé grâce devant le juge ultime non seulement pour lui-même, mais pour toutes celles et tous ceux qui se réclament et se réclameront de son nom. Jésus « sauve » celles et ceux qui le suivent sur la voie qu’il a ouverte par la croix en les faisant échapper à la disparition du monde ancien et en leur donnant accès au monde nouveau. Toute la prédication de Paul s’appuie sur une certitude fondée sur son expérience : cette épreuve de la croix et de la résurrection, Paul est convaincu de l’avoir vécue, à la suite de Jésus et à plusieurs reprises. Comme il l’explique par exemple au début de sa deuxième épitre aux Corinthiens (2 Cor 1), depuis le chemin de Damas, la passion, la croix et la résurrection du Christ Jésus ont agi à plusieurs reprises dans les péripéties de son existence et il est convaincu qu’elles agiront encore. Dans l’épître aux Philippiens, Paul va jusqu’à donner à cette expérience personnelle une dimension cosmique, La passion, la croix et la résurrection agissent aussi dans l’histoire et l’univers tout entiers qui sont le théâtre de la gestation et de l’enfantement de la nouvelle création. La passion, la croix et la résurrection sont pour lui la clef de lecture avec laquelle il interprète non seulement tous les évènements de son existence personnelle, mais aussi de l’histoire universelle où, en toute humilité, il estime avoir une mission à remplir.Tout est relatif … à quoi ?Quand Paul fait allusion à ceux qui placent Dieu dans leur ventre et leur gloire dans leur honte, il est probable qu’il ironise par ailleurs sur la maxime épicurienne bien connue : « mangeons, buvons, demain nous mourrons » (1 Cor 15, 32). Dans la perspective qui st la sienne d’un avènement imminent de la fin des temps, Paul ne se gêne pas pour dénoncer toutes sortes de dérèglements des mœurs qui en sont à ces yeux autant de signes. Plus sérieusement, Paul ne peut adhérer à la sagesse épicurienne parce qui invite à jouir au mieux, et le plus souvent avec modération, des plaisirs qui nous sont offerts à l’intérieur des limites infranchissables que sont la naissance et la mort. En faisant allusion au « ventre » et à la « honte », Paul a peut-être une autre idée en tête : si une nouvelle alliance a été inaugurée, les interdits alimentaires de l’ancienne alliance sont devenus caducs (le ventre), ainsi que l’obligation de la circoncision (la honte). Les respecter ou s’y soumettre n’est plus nécessaire pour avoir accès au nouveau règne. Et Paul ne cesse de répéter qu’imposer aux nouveaux chrétiens de se soumettre à toutes les prescriptions de l’ancienne alliance revient à nier que la nouvelle alliance a bel et bien été inaugurée par l’événement de la croix. Cela ne signifie pas pour autant que « les choses de la terre », soient sans importance ; mais elles représentent désormais un domaine au sein duquel la participation du chrétien aux choses du ciel lui confère une certaine liberté, pour ainsi dire par anticipation : « Tout est permis, mais tout n’est pas utile », dit-il ailleurs (1 Cor 10, 23). Toutes les exigences religieuses, éthiques et morales élaborées par la tradition juives ne perdent pas leur valeur, ni toute leur valeur, mais elles sont relativisées. La perspective de l’avènement des temps nouveaux relativise radicalement les choses terrestres, en les rendant relatives à l’avènement des temps nouveaux. Mais que les temps nouveaux, que le royaume ou que la cité céleste perdent l’évidence que Paul leur accorde et les choses terrestres ne deviennent plus relatives à rien. C’est à cette relativisation qui équivaut à un anéantissement que nous avons souvent le sentiment d’assister aujourd’hui. Apocalypses sans espéranceAujourd’hui, notre conception, même la plus ordinaire, de l’univers dans lequel nous sommes plongés a évolué. Elle laisse peu de place à la croyance dans l’existence céleste d’un monde heureux auquel nous serions destinés sous certaines conditions, soit à la fin des temps, soit après notre mort. Pour Paul, la période provisoire pendant laquelle le monde ancien voué à sa perte et le monde nouveau cohabitaient devait être de courte durée. Mais cette période intérimaire s’est prolongée et la conception chrétienne des relations entre la cité terrestre et la cité céleste s’est transformée en conséquence. Si le jugement dernier avait déjà commencé, alors que la cité de Dieu restait encore bloquée dans la zone d’attente du ciel, l’attente de l’avènement des temps nouveaux s’était transformée en l’espérance d’une vie heureuse après la mort : tous nos comportements ici bas étaient susceptibles de nous diriger après notre mort soit vers l’enfer, soit, au ciel, vers le paradis. Aujourd’hui, le ciel qui environne notre petite planète s’est vidé de toutes présence et nous ne pouvons plus croire que notre terre se trouve à mi-chemin entre un enfer et un paradis. Les historiens des religions nous ont appris à considérer la vision au moyen de laquelle Paul exprime sa foi dans le Christ Jésus crucifié comme une vision mythologique. Enfin, une grande partie des philosophes du XIXème et de XXème siècle nous ont incités à considérer les mythes avec mépris, au pire comme des mensonges destinés à tromper le peuple, au mieux comme des curiosités historiques ayant perdu toute valeur pour nous aider à comprendre notre vie quotidienne et le sens de notre histoire humaine. Avons-nous pour autant cessé de croire en une fin des temps ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre époque n’est pas avare en crises de toutes sortes, sociales, économiques, écologiques, politiques, culturelles, annonciatrices de catastrophes ultimes devant lesquelles nous nous sentons sans recours et sans espérance de salut. Ces crises ont des effets sur notre vie quotidienne : pollution, chômage, violence, insécurité, remise en cause des systèmes de protection sociale que nos prédécesseurs avaient péniblement mis en place, etc. Avec l’épuisement de notre modernité, la fin des temps est devenue un filon inépuisable pour la littérature et le cinéma dont les représentations sont en général propices à susciter plus d’angoisse que d’espérance. Les survivants aux différentes catastrophes ultimes imaginées par nos actuels prophètes d’apocalypse sont le plus souvent confrontés à des univers encore plus cruels et impitoyables que l’ancien. Comme si le message véhiculé par toute cette littérature se résumait à : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance. » L’attente d’un retour du Christ dans la gloire refait surface dans des mouvements chrétiens qui restent convaincus de la réalité de la mythologie à laquelle Paul fait référence. Le plus surprenant aujourd’hui, c’est que ces mouvements emboitent le plus souvent le pas de ces visions catastrophiques modernes et s’évertuent à peindre le monde dans lequel nous vivons sous les traits les plus sombres possibles ; comme si noircir à outrance le tableau de la cité terrestre était la meilleure façon de faire resplendir la lumière et la gloire de la cité céleste ; comme si le salut n’était que l’image inversée de la perdition qui nous menace. Comme si l’espérance n’était que le négatif de la peur que nous ressentons devant tout ce qui semble nous menacer. Chrétiennes ou non, nos apocalypses modernes sont des apocalypses sans espérance. Comme si la fin des temps n’avait pas déjà eu lieu sur la croix et si l’avènement des temps nouveaux n’avait pas été inauguré par la résurrection et n’agissait pas déjà depuis longtemps au sein de notre monde. Et dans tous les cas, faute d’une « cité céleste » qui ne tienne sa valeur que de son origine dans la croix et la résurrection du Christ Jésus, notre cité terrestre perd toute valeur.La cité céleste : un à venir en devenirÀ l’opposé de ces visions nihilistes, les épitres de Paul se positionnent par rapport à la fin et au renouvellement des temps de façon à la fois troublante, éclairante et absolument positive : Paul en parle d’une part comme si le passage de l’un à l’autre avait déjà eu lieu et d’autre part comme si l’accomplissement de cet événement fondateur était encore à venir. Même si l’accomplissement de ce qui est déjà inauguré est imminent, il n’en demeure pas moins attendu avec impatience. Paul se bat contre la lassitude et le découragement que suscite cette impatience. Il entretient l’espérance d’un avènement des temps nouveaux dans leur plénitude. Il invite ses lecteurs à anticiper sur cet avènement. Il témoigne qu’au travers cette anticipation, l’évènement de la passion, de la croix et de la résurrection ne cesse d’agir et de faire advenir les temps nouveaux, dans un dialogue, une interaction, entre « le ciel » et « la terre ». La cité de Dieu n’est plus seulement « à venir », elle est « en devenir ». Renoncer, se décourager, se contenter des plaisirs terrestres (quand on en a les moyens), s’en tenir aux prescriptions de l’Ancienne Alliance sans les faire passer au crible de l’Évangile de la croix et de la résurrection, c’est dès à présent s’exclure soi-même de la citoyenneté du monde nouveau et, dans une certaine mesure, faire barrage à son développement. Alors que nous avons conservé l’habitude d’employer l’expression « Royaume de Dieu », il est intéressant de noter qu’ici, Paul parle de « cité », nous invitant ainsi à nous considérer plus comme des citoyens du monde nouveau que comme assujettis à un roi ou à un seigneur. Pour Paul, le passage par la croix du Christ Jésus donne accès à la liberté devant Dieu. Imiter Paul, c’est, à la suite de Jésus, franchir la porte de la croix pour suivre le Christ ressuscité sur le chemin de cette liberté nouvelle. La citoyenneté céleste des chrétiens et la liberté qui lui est attachée viennent relativiser tout ce qui concerne leur citoyenneté terrestre. En tant que citoyens de la cité céleste, nous sommes libres vis à vis des valeurs de la cité terrestre : les conserver, y renoncer ou les faire évoluer devient relatif à leur utilité au regard de l’accomplissement définitif de la cité de Dieu, au titre de la constitution de ce qu’on pourrait appeler une morale ou une éthique provisoire.Quand nous prions « Notre Père qui es aux cieux », nous savons bien que les « cieux » sont une métaphore et que le ciel n’abrite plus aucune cité idéale. La cité idéale est devenue sans lieu : u-topique. Mais le message de Paul, c’est que le mystère de la passion, de la croix et de la résurrection reste non seulement la clef de lecture de nos histoires personnelles comme de celle de notre univers, mais qu’il s’y accomplit tous les jours, qu’il ne cesse de donner à notre cité terrestre un horizon et d’agir dans notre monde depuis 2000 ans. De passion en passion, de croix en croix, de résurrection en résurrection, de crises en crise, de tournant des temps en tournant des temps, de provisoire en provisoire, petites touches par petites touches, la cité de Dieu ne cesse de naître au sein de la cité terrestre. Et c’est vers les signes et les témoignages de cette gestation et de cette naissance que depuis 2000 ans, Paul nous invite à tourner notre regard.