Textes : Matthieu 12, v. 15 à 21 Ésaïe 49, v. 14 & 15 Matthieu 6, v. 24 à 34 1 Corinthiens 4, v. 1 à 5 Ps 62Pasteur Richard BennahmiasTélécharger le document au complet

Notes bibliques

À propos de Matthieu 6, v. 24 à 34, quelques notes : • Observations générales : – Quoi ? Ce passage fait partie du « Sermon sur la montagne ». Nous avons affaire ici à une collection de « maximes », à un enseignement. – Pour qui ? Chez Matthieu, cet enseignement est destiné aux disciples : « A la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. 2Et, prenant la parole, il les enseignait » (5, 1) – Pour quoi ? Les buts de cet enseignement sont indiqués en 5, 13 à 20 :

  • « Vous êtes le sel de la terre ». « Vous êtes la lumière du monde. … que votre lumière brille aux yeux des hommes, pour qu’en voyant vos bonnes actions ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux.
  • « si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux.

– Comment ? Son enseignement est un enseignement en rupture et en continuité :

  • En rupture : « vous avez appris qu’il a été dit aux anciens …, mais moi je vous dis … », « ne faîtes pas comme ceux-ci ou ceux-là, mais faîtes comme ceci ou comme cela. » Jésus « enseigne avec autorité, et non pas comme les scribes » (7,29).
  • En continuité : « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir.
  • Sont cités en contre-exemple, ou comme exemples à « dépasser » : les anciens, les hypocrites dans les synagogues, les païens

– La critique est manifestement poussée à l’excès.

  • Un « accomplissement » jusqu’à l’excès ?
  • Il est probable que ces maximes ont été rassemblées par le rédacteur de l’évangile et on peut supposer qu’elles n’ont peut-être pas été prononcées ni en une seule fois, ni une seule fois et ni en une seule occasion. L’effet de choc produit est aussi dû à leur rassemblement en une seule « leçon ».
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• Comment recevoir cette radicalité ? – Se laisser interpeler par l’effet de choc produit par les excès du discours. – Laisser agir l’effet de « jugement » sur nos pensées et sur nos comportements :

  • Qu’est-ce qui est « censuré » par Jésus ? Le Sermon sur la Montagne est d’abord incitation à un examen de conscience lucide et sans concession.
  • Le Sermon sur la Montagne est introduit par « Heureux ceux qui… ». C’est quoi, mon bonheur ? Une interrogation sur mon « désir » : qu’est-ce que je veux vraiment ? Quelles sont mes priorités ? Qu’est-ce que le « Bien » pour moi ? En quoi ce jugement est-il une libération.

– Conserver une attitude de bon sens :

  • Ce qui est applicable et ce qui ne l’est manifestement pas.
  • Ce qui est là pour nous inciter non pas à obéir mais à réfléchir.
  • Notre compréhension de chaque « leçon » prise séparément peut varier selon les circonstances.

– Ne pas perdre de vue les buts du discours annoncés par Jésus :

  • Nos actions sont appelées à assurer la réputation (la « gloire ») de Dieu (Que penser à cet égard des multiples invitations à la discrétion ?).
  • Entrer dans le Royaume de Dieu ? Jésus ne dit pas que le Royaume de Dieu est « à venir », mais qu’en sa personne, « il vient », dès maintenant. Il s’agit plutôt de prendre un train marche, de s’inscrire dans une dynamique déjà à l’œuvre.
  • Peut-être … non plus se comprendre comme « sujet » d’un royaume, mais comme « citoyen » de la « Cité de Dieu ». Quelle marge d’initiative et de liberté dans nos actions nous laisse le Sermon sur la Montagne ? Le Sermon sur la Montagne sollicite notre propre créativité.
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Observations concernant le passage :● 24« Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent.S’agit-il vraiment d’une alternative ? Il y a quand même une dissymétrie : Aimer l’argent suppose de haïr Dieu, mais s’attacher à Dieu suppose seulement de mépriser l’argent. La question est bien de savoir qui est le maître, si tant est que, s’agissant de l’attachement à l’égard de Dieu, il s’agisse vraiment de la soumission à un maître.Qu’est-ce que « l’Argent roi » ? L’argent est-il une divinité ? À quoi « sert » l’argent ? Y a-t-il des usages de l’argent qui asservissent ? Posséder de l’argent et être possédé par lui ? Comment est-ce que ça se passe ? Quel est le moyen par lequel l’argent nous possède ? Quand on n’en a pas assez. Quand on n’en a jamais assez. Pourquoi vouloir toujours plus d’argent ? L’argent comme fausse sécurité. Pourquoi ce besoin d’assurer sa sécurité par sa fortune ?Le moyen de « mépriser » l’argent ???L’argent comme moyen non pas comme moyen d’apaiser l’inquiétude, ni de se prémunir contre les vicissitudes d’un avenir menaçant, mais comme grâce offerte pour investir dans des projets d’avenir, comme moyen de créer et de produire de nouveaux biens. Comme moyen de rendre des besoins solvables et de permettre à d’autres de les satisfaire par leur travail. L’argent comme serviteur d’une espérance confiante et comme moyen de manifester la générosité créatrice de Dieu.● 25« Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? 26Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent point dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? 27Et qui d’entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence ? 28Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent, 29et je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux ! 30Si Dieu habille ainsi l’herbe des champs, qui est là aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi !Le mot de la fin, c’est la foi : la confiance. Ce qui nous asservit à l’argent Roi, c’est le manque de confiance. Une défiance fondamentale à l’égard de ce que nous réserve l’avenir, à l’égard de nos propres capacités. Où mettons-nous notre confiance en premier lieu ?Croyons-nous que l’univers est une création permanente où Dieu crée et recrée sans cesse du bien ? Et nous qui avons hérité d’une part de la créativité divine, croyons-nous que nous avons la possibilité de créer du bien et des biens par notre propre activité (peiner et filer), pour nous même et pour les autres ?En quoi valons-nous plus aux yeux de Dieu que les oiseaux du ciel et les lys des champs, qui en manifestent pourtant déjà l’extraordinaire générosité. Qu’est-ce que le plus que Dieu peut pour nous, sinon de nous déléguer une part de la créativité ?● 31Ne vous inquiétez donc pas, en disant : “Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? ” 32— tout cela, les païens le recherchent sans répit —, il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses.Ces questions élémentaires, il faut pourtant bien que nous nous les posions. La grande majorité des habitants de notre planète se lèvent (encore) tous les matins en n’ayant pour toute perspective que de répondre à ces questions. Elles sont un indice du niveau de précarité auquel nous sommes soumis. Être libéré du souci de se nourrir, de se vêtir et de se loger est un luxe.Que signifie ce « Ne vous inquiétez donc pas ! »Une invitation non pas à se résigner, mais à passer outre pour penser et viser autre chose, en dépit de la précarité.● 33Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît.Ce qui est important dans cette maxime, c’est ce que la TOB traduit par « tout cela vous sera donné par surcroît ». Mot à mot en grec : toutes ces choses seront données en plus à vous. Ce « en plus » est partie intégrante de la dynamique du Règne de Dieu et de sa justice. Une justice créatrice et créative.● 34Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain : le lendemain s’inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine.Pouvons-nous faire une différence entre « s’inquiéter » et faire des projets. Ces projets peuvent-ils inclure le minimum de confort quotidien : boire, manger, se vêtir, se loger et en plus l’éducation, la santé, la culture, la paix et la prospérité civile ? De quoi ces projets doivent-ils être l’objet : d’inquiétude ou d’espérance confiante ?Et pourtant, quand nous avons « le nez dans le guidon, que les circonstances obscurcissent notre vision de l’avenir, que nos projets les plus généreux semblent remis en question par toutes sortes de contingences, cette invitation à ne pas s’inquiéter est une libération. Chaque jour parer au plus pressé, se dire que demain sera un autre jour, et ne pas renoncer à « sa cause », à ses projets, ne pas les perdre de vue, mais les remettre à Dieu.

Prédication

(Les titres ne sont pas faits pour être lus) Je ne sais pas si, à vous, ça vous fait le même effet, mais moi, quand quelqu’un me dit : « Ne t’inquiète pas ! », ça me donne aussitôt le sentiment que je ferais peut-être bien de m’inquiéter. Pourquoi mon interlocuteur a-t-il supposé que je m’inquiétais, alors que je lui posais simplement une question et qu’il lui suffisait d’y répondre ? Ne pas s’inquiéter de ce qu’on va manger ! Il en a de bonne, Jésus ! Ça se voit qu’il n’a jamais fait les courses. L’autre jour, sans y faire attention, je suis resté presque un quart d’heure au rayon des laitages, à comparer les prix, à lire soigneusement les étiquettes. Je devais avoir l’air malin, comme ça, en pleine méditation devant un pot de yoghourts ! Acheter biologique ? C’est quand même cher et on n’est même pas sûrs du résultat ? Avec ou sans matières grasses ? Et les graisses polyinsaturées, quel pourcentage ? Et les additifs allergogènes ? Il paraîtrait que le « bifidus actif », c’est de la blague… Il a bien fallu que j’arbitre entre m’inquiéter pour mon portefeuille et m’inquiéter pour ma santé ! J’ai passé beaucoup de temps à me préoccuper de ce que j’allais manger et de combien d’argent j’allais encore devoir délester mon trop maigre compte en banque. De quoi nous inquiétons-nous ? De quoi devrions-nous nous inquiéter ? Et en quoi les propos de Jésus peuvent-ils répondre à notre inquiétude ? De quoi s’inquiètent les interlocuteurs de Jésus ? De quoi pourraient-ils ou devraient-ils s’inquiéter ? Le programme de la cité de Dieu Il faut d’abord préciser que le passage que nous avons entendu fait partie du « Sermon sur la Montagne ». On devrait d’ailleurs parler de « leçon », puisque le Sermon sur la Montagne s’adresse aux disciples, que Jésus a entrainés sur une montagne pour se mettre à l’écart des foules. Les « disciples » ce sont celles et ceux qui, pour apprendre de Jésus, se « mettent à sa suite ». Dans l’évangile de Matthieu, ce long discours joue le rôle d’une leçon inaugurale : après avoir recruté ses disciples, Jésus leur enseigne son programme. Ce que nous avons entendu est donc un extrait du programme de Jésus destiné à ses disciples, en quelque sorte des détails. Mais pour bien comprendre les détails de ce programme, il est bon d’en rappeler les intentions, précisées par Jésus lui-même. • Premièrement, à la suite de Jésus, les disciples sont appelés à manifester la gloire de Dieu. Par leurs paroles, leurs comportements et leurs actes, ils sont désormais en charge, avec Jésus, de la réputation de Dieu. Il y a quand même de quoi s’inquiéter ! Comment être à la hauteur ? • Deuxièmement, à la suite de Jésus, les disciples sont invités à entrer dans le Royaume de Dieu. Et c’est peut-être ce qui les inquiète le plus : combien de fois dans les évangiles, la question est-elle posée, souvent avec angoisse : « Que dois-je faire pour entrer dans le Royaume de Dieu ? ». Avec Jésus qui a déjà commencé à arpenter au pas de charge les routes de Palestine, plutôt que de franchir une frontière pour entrer dans un nouveau pays, « entrer dans le Royaume de Dieu à la suite de Jésus » s’apparenterait plutôt à plutôt à monter dans un train en marche. Cela est d’autant plus vrai que, depuis le baptême de Jésus, le Royaume de Dieu n’est plus seulement « à venir », il est « en marche ». Là où est Jésus et à sa suite, le Royaume de Dieu advient, ce que manifestent les miracles qui se produisent dans son sillage. Des miracles très concrets qui concernent le plus souvent la boisson, la nourriture et la santé. Et les disciples sont désormais eux aussi en charge des manifestations de son avènement dans la réalité quotidienne. • Troisièmement, quand nous écoutons les prescriptions souvent exorbitantes du Sermon sur la Montagne, nous ne devons pas perdre de vue que le programme de Jésus a aussi pour but d’accomplir, on pourrait dire « dépasser », la justice des anciens, des scribes et des pharisiens. Faut-il se laisser impressionner par l’excès des propos de Jésus ? Il s’agit quand même de donner l’impulsion qui va mettre en marche le Royaume de Dieu. Nous avons aussi besoin de cet effet de choc pour prendre conscience du caractère médiocre et pitoyable de nos désirs, de nos projets et de nos espérances. Mais la provocation va plus loin encore : obéir sans réfléchir est souvent rassurant. Les excès de Jésus nous interdisent cette possibilité. Cela aussi est un motif d’inquiétude. Quelques siècles plus tard, Saint-Augustin parlera de la « Cité de Dieu ». Le Sermon sur la montagne n’a pas pour but de nous enfermer dans l’obéissance passive des sujets, mais il vise à libérer notre initiative et notre créativité de citoyens. Le programme économique de la cité de Dieu Le programme de la cité de Dieu ne serait pas complet, ni même crédible, s’il n’y était pas question d’économie et d’argent. C’est précisément quand Jésus aborde ce sujet qu’il se met aussitôt à parler d’inquiétude. Comme si l’argent avait le pouvoir de concentrer sur lui toutes nos inquiétudes et comme s’il était capable d’en jouer à nos dépends. Un peu simplet, comme programme économique, non ? Pas vraiment de quoi décrocher un prix Nobel ! D’abord cette maxime, souvent citée à temps et à contretemps : « Nul ne peut servir deux maîtres » et ensuite une sorte de parabole, dans le genre bluette, où il est question de petites fleurs et de petits oiseaux. À première lecture, Jésus semble nous soumettre à une alternative : c’est soit l’un, soit l’autre. Mais, pour qui écoute attentivement, cette alternative est bancale. Jésus déséquilibre la balance de deux façons : d’abord, d’un coté, il s’agit de haïr Dieu et d’aimer l’argent, de l’autre, il s’agit de s’attacher à Dieu et, seulement, de mépriser l’argent. Ensuite, s’attacher à Dieu, ne signifie pas se soumettre à lui comme à un maître, mais plutôt être libéré par lui. Par quel levier l’Argent Roi nous possède-t-il et qu’est-ce qui peut nous libérer de cette servitude ? Comment mépriser l’argent quand on en manque au point de ne pouvoir subvenir à ses besoins ? De l’argent, il en faut un minimum pour vivre… ou pour seulement survivre ! En dessous d’un certain seuil de pauvreté, manquer d’argent rend esclave de l’argent, qu’on le veuille ou non. Jésus a-t-il pensé à cela ? De bonnes paroles suffiront-elles à libérer ceux qui en sont esclaves de cette façon ? Nous devons d’abord comprendre comment et pourquoi l’argent possède ceux qui en possèdent. Pourquoi ils cherchent à en accumuler toujours plus. La réponse tient précisément dans un mot : inquiétude. L’argent nous asservit quand nous nous confions à sa puissance en croyant assurer ainsi la sécurité de notre avenir. À tout prendre, entre la cigale et la fourmi, Jésus préfère la cigale ; il préfère le roi qui, sans se soucier de l’avenir, dilapide ses richesses pour assurer sa gloire à l’avare qui, miné par son inquiétude, les accumule pour se prémunir d’un avenir où il ne voit que des menaces. L’argent est fait pour circuler et irriguer ; celui qui l’accumule le stérilise au risque de faire se réaliser les menaces dont il croit se prémunir. Qui s’inquiète de l’avenir et croit apaiser cette inquiétude en accumulant les richesses, celui-là se soumet volontairement à la domination de l’argent. Il n’y a pas d’autre voie pour se libérer de la domination de l’argent que celle de la foi, c’est-à-dire de la confiance : confiance en soi, confiance dans la vie, confiance dans l’avenir, confiance en Dieu. Les protestants doivent-ils avoir honte d’être considérés comme les inventeurs du capitalisme moderne. Pour faire bref, ce qui change avec le capitalisme moderne (dont on dit qu’il a été inventé par les protestants), c’est qu’il trouve une troisième voie entre l’accumulation stérile et la dilapidation de l’argent. On n’accumule plus de l’argent pour se prémunir des maux qui pourraient advenir, mais on l’investit dans des entreprises laborieuses en vue de produire des biens pour l’avenir. Et cette confiance dans l’avenir, nécessaire au développement du capitalisme moderne, on peut penser qu’elle trouve sa source dans la réaffirmation de la justification par grâce au moyen de la foi. Foi, création et profit C’est en tout cas le message caché au cœur de l’apparente bluette où Jésus nous parle des petites fleurs et des petits oiseaux. En quoi valons-nous mieux que les lys des champs et les oiseaux du ciel ? Pourtant, ceux-ci témoignent déjà par leur existence d’une créativité et d’une générosité extraordinaire de la part de Dieu. Mais nous autres, les humains, nous ne sommes pas seulement appelés à être les spectateurs de cette manifestation de la justice et de la grâce de Dieu. Nous, nous peinons et nous filons : autrement dit, par notre peine, nous pouvons produire aussi des biens et du bien. Et pour nous, quand elle est féconde (c’est-à-dire quand elle produit plus de richesses que celle qui sont nécessaires à la production des biens), cette peine est aussi une grâce, la manifestation de ce que Dieu nous a confié en héritage une part de sa créativité et que, comme lui, nous sommes capables de créer à partir de rien. S’il n’est pas le maître de notre peur de l’avenir et de notre défiance à l’égard de Dieu, l’argent peut être mis au service d’une espérance confiante dans l’avenir ; il peut être investi dans la création et la production de nouveaux biens ; il peut être employé à satisfaire des besoins et à mettre en œuvre des projets qui, sans lui, ne pourrait être ni satisfaits ni réalisés ; grâce à lui, d’autres pourrons satisfaire ces besoins et réaliser ces projets par leur travail, et sortir ainsi de l’esclavage de la précarité et du manque. Faut-il renoncer aux « jours heureux » ? Quand nous entendons ces trois questions : “Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? ”, nous autres, habitants des pays dits développés, nous ne pouvons nous empêcher de penser à toutes celles et ceux qui, sur cette planète, se lèvent tous les matins avec ces seules préoccupations, sans pouvoir penser à autre chose. Et puis, avec la mondialisation, nous ne pouvons nous empêcher de penser à l’avenir de nos enfants et de nos petits enfants, parce que la mondialisation remet en question le relatif confort de nos modes de vie. Au train où vont les choses, les générations futures, même chez nous, pourront-elles se nourrir, boire, se vêtir, se loger, se soigner, s’instruire, prendre leur retraite, profiter un peu de la vie et vivre en paix dans un environnement sain ? Et Jésus qui nous serine : « Ne vous inquiétez donc pas ! » Nous mourrons d’inquiétude, oui ! Qu’est-ce qui a changé depuis quelques dizaines d’année dans notre économie mondialisée ? Il n’y a jamais eu autant d’argent, ou plutôt de monnaie sur notre planète, mais est-ce qu’on l’investit dans l’avenir ? Il suffit d’ouvrir les journaux ou d’écouter les nouvelles à la radio ou à la télévision pour comprendre qu’aujourd’hui, partout et dans tous les domaines, on se prémunit contre l’avenir. Si nous n’en mourrons pas nous-mêmes, c’est notre monde qui meure d’inquiétude, à petit feu. Le travail et la créativité humaine sont assujettis au règne de la monnaie et le règne de la monnaie les étrangle. Nous ne nous en sortirons pas si nous nous laissons subjuguer par cette inquiétude, notre monde ne s’en sortira pas tant que la considération des menaces prévaudra sur l’affirmation des projets et des espoirs. La Cité de Dieu est-elle en marche, oui ou non ? Les manifestations de son avènement ont-elles nourri et peuvent-elles encore nourrir nos espérances, stimuler nos projets et leur réalisation. Croyons-nous, oui ou non, que derrière les avancées sociales, politiques, économiques et culturelles qui semblent aujourd’hui être remises en cause, croyons nous que chaque fois que la peur, la précarité, la cupidité et l’oppression étaient mises en échec, la dynamique créatrice du règne de Dieu, son « donner en plus », était à l’œuvre ? Quand Jésus nous invite à ne pas nous inquiéter, ça n’est bien évidemment pas une invitation à abandonner toute espérance, au contraire. La confiance, condition des progrès de la cité de Dieu Il y a quand même une différence entre s’inquiéter et faire des projets pour l’avenir. Avons-nous le droit d’espérer pour l’avenir et pour tous un minimum de confort quotidien : boire, manger, se vêtir, se loger et en plus l’éducation, la santé, la culture, un environnement sain, la paix et la prospérité civile ? De quoi ces projets doivent-ils être l’objet : d’inquiétude ou d’espérance confiante ? Que pouvons-nous y faire ? Tout cela nous dépasse, bien évidemment. C’est déjà bien assez pour nous d’avoir à boucler nos fins de mois ! En quoi l’invitation de Jésus à ne pas s’inquiéter nous concerne-t-elle personnellement ? En quoi concerne-t-elle, en même temps que nous, les plus précaires de nos contemporains ? Aussi humbles soient-ils, nous avons tous formulé des espérances et échafaudé des projets pour nous-mêmes et pour nos proches. Que nous ayons notre vie déjà derrière nous ou encore devant nous, il nous est déjà arrivé de voir ces projets et ces espérances remis en question par les circonstances. Et nous savons que cela nous arrivera encore. C’est dans ces circonstances que la parole de Jésus peut résonner comme une parole de libération et d’apaisement. Quand nous en sommes à parer au plus pressé, en nous demandant si cela suffira et si le ciel ne va pas quand même nous tomber sur la tête. Des moments où nous avons le sentiment qu’il nous faut renoncer à tout ce en quoi nous avions espéré et à tout ce que nous avions projeté. Des moments où la crainte du malheur ou le malheur lui-même obscurcit notre vision de l’avenir. C’est dans ces moments là que la voix de Jésus nous dit que demain sera un autre jour, mais que nous n’avons pas à renoncer à notre « cause », à nos projets ou à nos espérances, mais que, le temps de prendre du repos, nous les lui confions, aucun malheur ni aucune menace ne pourront nous les faire perdre de vue. Et ce luxe là, Jésus l’offre même, et d’abord, aux plus précaires.