2e dimanche de Carême

Les textes bibliques proposés pour ce dimanche sont :
Genèse 15,5-18 : ce passage, qui fait partie du cycle d’Abraham (Gn 12-25), rapporte, sous la forme d’un vision, la conclusion de l’alliance de Dieu avec Abraham. Cette alliance est associée à deux promesses divines : la promesse d’une descendance et la promesse d’un pays. La première promesse se conclut avec un signe (le ciel étoilé) suscitant la foi d’Abraham (le verset 6 que Paul, Rm 4,3ss et Ga 3,6 et Jacques, 2,23, ont médité). La seconde promesse est accompagnée d’un phénomène énigmatique (le four fumant et le feu qui sont des signes de la présence de Dieu) suscitant la terreur d’Abraham. Peut-on faire un rapprochement avec le récit de la transfiguration de Jésus, comme nous y invite le lectionnaire ?
Philippiens 3,17-4,1 : après avoir décrit le parcours de sa vie, profondément pénétrée de la connaissance et de la présence du Christ, Paul peut exhorter fraternellement les chrétiens de Philippe à l’imiter : « tous ensemble imitez-moi,frères » (3,17). Il peut aussi les dissuader de suivre ceux, qui sous des apparences trompeuses, « se conduisent en ennemis du Christ ». (3,18-19). Et il peut enfin leur rappeler l’espérance qui l’unit à euxet les encourager à « tenir ferme » (3,20-4,1).
Luc 9, 28-36 : le récit de la transfiguration de Jésus auquel sont consacrées les notes exégétiques et la prédication qui suivent.
Psaume 27 : fait partie d’une série de psaumes (psaume 23 et suivants) centrés sur le Temple de Jérusalem. Le début (v.1) et la fin (v.13 et 14), où le psalmiste exprime sa confiance en Dieu, font inclusion. Aux v.2 et 3, cette confiance se manifeste dans des situations concrètes, face aux malfaiteurs et à une armée. Aux v.4 à 6, le psalmiste exprime son désir de se trouver dans le Temple, en présence de Dieu. Le Temple n’est pas seulement un refuge pour lui, mais encore le lieu où il peut, dans une joie triomphante, offrir des sacrifices et chanter la louange de Dieu. Aux v.6 à 12, il prie et implore Dieu de lui révéler son visage (son salut) et de lui montrer le chemin à suivre.

 

Notes bibliques
Notes exégétiques sur Luc 9, 28-36
Pour rédiger ces notes, je me suis surtout inspiré, sans toujours le suivre, du commentaire de François Bovon, qui à ce jour est le plus complet en français : L’Évangile selon Saint Luc, tome 1, Chapitres 1-9, Genève, 1991. Celui de Daniel Marguerat et Emmanuelles Steffek est plus sommaire, il est pourtant très utile pour une approche globale. Il figure dans : C. Focant et D. Marguerat (éditeurs), Le Nouveau Testament commenté, Bayard et Labor et Fides, 2012. Je donne les références pour les autres auteurs cités.

 

1. Le récit de la transfiguration de Jésus dans le contexte de l’Évangile de Luc
L’Évangile de Luc est une œuvre soigneusement construite, avec un souci à la fois littéraire, historique et théologique. Le récit de la vie de Jésus qu’il nous donne met en relief la progression et les étapes qui se succèdent depuis l’annonce de la naissance de Jean-Baptiste jusqu’au départ de Jésus (son ascension) et la promesse de l’Esprit à ses disciples, ainsi que les principaux aspects de l’Évangile tel que l’entend Luc : l’aspect prophétique du ministère de Jésus, l’aujourd’hui du salut et la joie, la miséricorde de Dieu, la conversion, la prière et la vigilance, les pauvres et les riches, l’attention particulière aux pécheurs et aux païens…
On peut, avec la TOB, F. Bovon, D. Marguerat et E. Steffek, adopter le plan suivant pour l’Évangile : le prologue (1,1-4), l’Évangile de l’enfance (1,5-2,52), la préparation du ministère public de Jésus (3,1-4,13), son activité en Galilée (4,14-9,50), le voyage à Jérusalem particulièrement développé chez Luc (9,51-19,27), l’entrée de Jésus à Jérusalem et son enseignement dans le Temple (19,28-21,38), Passion, résurrection et ascension de Jésus (22,1-24,53).
La transfiguration de Jésus a lieu à la fin de son séjour en Galilée, elle en marque le couronnement en même temps qu’elle annonce sa montée à Jérusalem et sa Passion. Le récit de la transfiguration fait doublement allusion à la Passion qui va suivre : elle sera le temps du départ de Jésus à Jérusalem (v. 31) et celui du silence des disciples concernant leur vision de la gloire de Jésus (v. 36). Si elle est une anticipation de la Passion, la transfiguration de Jésus est aussi reliée à ce qui suit immédiatement, après la descente de la montagne (9,37) : la rencontre avec la foule et l’enfant possédé, la deuxième annonce par Jésus de sa Passion et l’incompréhension des disciples.
Avec la notation temporelle au v. 28 « environ huit jours après ces paroles », le récit de la transfiguration renvoie également à ce qui précède, en particulier à la confession de Pierre, « Le Christ de Dieu » (9,20), au commandement de garder le silence sur son identité que Jésus adresse à ses disciples (9,21), à l’annonce de sa Passion et de sa Résurrection (9, 22) et à son exhortation à la suivre (9,23-27). De manière plus générale, avec la transfiguration de Jésus se repose la question de son identité et celle du témoignage et de la mission de ses disciples. Avec son baptême (3, 21-22), la transfiguration de Jésus encadre le récit de son activité en Galilée, qui se trouve ainsi placée entre deux paroles de Dieu désignant Jésus comme son Fils.

 

2. Le récit de la transfiguration de Jésus : la tradition synoptique et la rédaction de Luc 
La transfiguration de Jésus est également rapportée en Matthieu 17,1-9 et en Marc 9, 2-10. Avec une synopse des évangiles, vous pouvez facilement comparer les trois récits. Si nous suivons la « théorie des deux sources » aujourd’hui largement reconnue, (Matthieu et Luc se sont appuyés sur Marc, sur une seconde source commune –un recueil de paroles de Jésus- et sur des sources propres à chacun d’eux), nous pouvons observer que Matthieu et Luc reproduisent assez fidèlement le texte de Marc, Matthieu plus que Luc qui a quelques différences significatives avec Marc.
Je relève les principales. Luc est le seul à mentionner la prière de Jésus pendant laquelle se produit sa transfiguration. Il évite le terme « métamorphose » utilisé par Matthieu et Marc, « qui pour ses lecteurs a une résonance païenne » (TOB), il a l’expression plus neutre « devenir autre ». Luc est aussi le seul à nous communiquer le contenu du dialogue de Jésus avec Moïse et Élie (son départ à Jérusalem), le sommeil (ou l’extase, F. Bovon) et l’éveil des disciples, leur vision de la gloire de Moïse, d’Élie et surtout de Jésus : « ils virent sa gloire ». Chez Marc, Pierre appelle Jésus Rabbi, chez Matthieu, Seigneur et chez Luc Maître (en grec épistatès, qui signifie littéralement « chef », « supérieur »). Dans la parole divine, Marc et Matthieu ont «Mon fils bien-aimé », tandis que Luc a « Mon fils, l’élu ». Luc ne rapporte pas la descente de la montagne de Jésus et des trois disciples, ni l’ordre de Jésus à ses disciples de garder le silence, ni leur dialogue sur Élie.
« Visiblement, Luc récrit la version de Marc », écrit F. Bovon. Certains exégètes se demandent cependant si Matthieu et Luc n’ont pas utilisé une autre source commune en plus de Marc pour la transfiguration de Jésus. Ils ont des éléments communs qui ne sont pas dans Marc, par exemple la mention du visage de Jésus. Quoi qu’il en soit de ses sources, Luc revêt Jésus des traits du prophète qui monte à Jérusalem pour y affronter les autorités religieuses. « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés… », dira Jésus quand il s’approchera de la ville sainte ( Luc 13,34). Mais Luc souligne aussi le contraste entre la fin (exodos) de Jésus à Jérusalem et la gloire dont il est enveloppé quand il se manifeste aux trois disciples sur la montagne. « L’origine céleste de Jésus éclate dans son abaissement »  (H.Gollwitzer, La joie de Dieu. Commentaire de l’Évangile de Luc, 1958, p.101).
Luc ne reproduit pas seulement, avec les écarts que nous avons signalés, le récit de Marc de la transfiguration de Jésus, mais encore toute la séquence marcienne depuis la confession de Pierre (Marc 8,27) jusqu’à la parole de Jésus : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous » (Marc 9,41), avant le départ pour Jérusalem. C’est sans doute le signe que Luc suit après Marc, pour toute cette section, une tradition ancienne et reconnue.

 

3. Le récit de la transfiguration de Jésus : genre littéraire et historicité
Il s’agit d’une question importante pour l’interprétation du récit. Dans son livre L’histoire de la tradition synoptique, R. Bultmann classe les péricopes des évangiles synoptiques, Matthieu, Marc et Luc, selon leurs genres littéraires. Chaque genre a eu plus ou moins une existence et une histoire autonomes avant la formation des évangiles. Il répartit les textes des évangiles en discours et en récits. Parmi les récits, il distingue les récits de miracle et les récits historiques ou légendaires. La transfiguration de Jésus fait partie, selon lui, des récits légendaires. Citant une série d’exégètes (Wellhausen, Loisy, Bousset, Goguel…), il écrit : « Que cette légende ait été à l’origine un récit pascal a depuis longtemps été reconnu » (Die Geschichte der synoptischen Tradition, 9e édit. 1970, p.278). Le motif ayant servi de modèle à la légende et au récit pascal est celui de la vision du ciel ouvert où Dieu apparaît entouré de ses anges. Les anges sont devenus par la suite des figures historiques comme Moïse et Elie dans notre texte.
Tout en reprenant la typologie de Bultmann, É. Trocmé ne partage pas son scepticisme radical quant à l’historicité de la transfiguration de Jésus. Il aborde ce récit dans un chapitre intitulé : « Le Jésus des récits biographiques ». Pour lui, le lien entre la transfiguration de Jésus, son baptême et la confession de Pierre n’est pas une construction secondaire faite par Marc, comme le soutenait Bultmann, mais appartient à une tradition primitive pouvant remonter à la vie de Jésus. Il estime qu’une expérience mystique et messianique comme celle de la transfiguration de Jésus n’a rien d’invraisemblable si on la situe dans le contexte religieux juif du temps de Jésus. « Rien n’interdit d’ailleurs –écrit-il- de penser que des expériences mystiques ont été, chez Jésus d’une part, chez les trois disciples de l’autre, à l’origine de ces récits et en particulier des paroles prêtées à la voix céleste. Il y chez Jésus trop d’indices de la certitude d’être « fils de Dieu » au sens juif, à commencer par l’usage du terme « Père » sous la forme familière d’Abba, pour qu’on puisse écarter cette idée en ce qui le concerne ; il y a par ailleurs chez les trois disciples trop de tendances aux visions, à commencer par les apparitions du Ressuscité, pour qu’on conteste la vraisemblance de l’épisode raconté sous la forme du récit de la Transfiguration »  ( Jésus de Nazareth vu par les témoins de sa vie, 1971, p.74-75). F. Bovon rattache le récit de la transfiguration de Jésus à un genre plus large répandu dans les religions et la littérature de l’époque, surtout dans le monde hellénistique, qui décrit les métamorphoses successives de personnages divers, divins ou humains. Il ajoute : « Il ne faut pas voir naître ce récit dans le cabinet d’un théologien isolé, mais dans le lieu de culte d’une communauté chrétienne judéo-hellénistique » (p.480). Il s’agit donc pour lui d’une création de l’Église primitive, dans le cadre du culte. Pour conclure la question de l’historicité de la transfiguration de Jésus, tout en la laissant ouverte, retenons la prudente observation de J.P. Meier, dans sa minutieuse enquête sur le Jésus de l’Histoire : «Que Jésus et/ou ses disciples aient eu l’expérience de visions spirituelles durant le ministère public est tout à fait possible en principe. Mais ces relations de visions déterminées en des occasions déterminées reflètent-elles les expériences subjectives originales de Jésus et de ses disciples ou sont-elles des vecteurs d’interprétation employés par l’Église primitive ? En l’occurrence je ne vois pas de moyen pour en décider avec certitude. » (Un certain Juif Jésus. Les données de l’Histoire, II, Les paroles et les gestes, Paris, 2007, p.1178).

 

4. Analyse du récit de la transfiguration de Jésus en Luc 9, 28-36
Encadré par les v. 28 et 36, le récit forme une unité littéraire bien délimitée dans le temps et l’espace, avec ses personnages particuliers et l’événement qui les réunit. D’autre part, les étapes successives de l’histoire sont bien repérables grâce à des notations comme « il arriva » ou « voici ».
Au v. 28 est rapportée la montée sur la montagne de Jésus et des trois disciples, Pierre, Jean et Jacques. Elle est suivie de la prière de Jésus. La scène fait penser à Exode 24 où Moïse monta sur la montagne du Sinaï avec trois compagnons, la nuée de la gloire de Dieu le recouvrant pendant six jours. Le v. 28, avec la montée sur une montagne et la prière de Jésus, annonce également une théophanie, c’est-à-dire une vision et une parole divines. L’indication temporelle, « environ huit jours après », est un peu imprécise (Mt et Mc ont « six jours après »). Le huitième jour est symboliquement le premier jour après une semaine écoulée, il est le « le jour de la Résurrection, de la nouvelle Création, du repos éternel » (F. Bovon, p.482). L’expérience mystique et extatique des disciples sur la montagne, comportant à la fois la vision de la transfiguration de leur maître et la perception de la parole de Dieu disant le sens de cette vision, sera une anticipation de la foi pascale. La prière qui accompagne les moments décisifs de la vie de Jésus chez Lc (3,21 ; 5,16 ; 6,12 ; 9,18.28.29 ; 11,1 ; 22,41ss), exprime son étroite relation avec Dieu qui est permanente, mais elle est soulignée à ces moment-là.
A propos des trois disciples, Pierre, Jean et Jacques (les happy few, F. Bovon) que Jésus emmène sur la montagne : ils ont dû occuper une position particulière au sein du groupe des Douze rassemblés autour de Jésus (Lc 6,12-16 ; 8,51), mais également dans la vie et la piété des premières communautés chrétiennes. Le fait que Lc, à la différence de Mt et Mc, place Jean avant Jacques, son frère, reflète sans doute plus la faveur plus ou moins grande dont jouissaient les apôtres dans tel ou te milieu chrétien que la pensée théologique de Lc (F. Bovon).

Au v. 29, le signe divin comporte deux éléments : la transformation (plutôt le « devenir autre ») du visage de Jésus et celle de ses vêtements. « Et l’aspect de son visage devint autre ». Le mot « visage » ou « face » peut désigner le visage proprement dit ou toute la personne. Ce n’est pas l’identité ou l’être même de Jésus qui devient autre, mais son aspect, c’est-à-dire son rapport aux disciples, la manière dont ceux-ci le perçoivent. Ce qui importe ici, c’est le changement d’aspect (eidos en grec). Paradoxalement, c’est dans sa transfiguration que Jésus apparaît à ses disciples dans sa vraie identité, cachée sous son aspect habituel. F. Bovon cite Jean Damascène : « Le Christ se transfigure non pas en prenant ce qu’il n’était pas, mais en manifestant ce qu’il était à ses disciples, ouvrant leurs yeux et faisant voir les aveugles » (p.491). Le vêtement de Jésus devient d’un blanc éclatant. Le verbe employé par Lc au participe signifie : lancer des éclairs, étinceler comme l’éclair (Ézéchiel 1,4.7 ; Nahum 3,3). Le vêtement, aujourd’hui comme dans l’Antiquité, indique le rang social et la fonction d’une personne et de manière plus générale son identité. Il peut être une métaphore disant la corporéité d’une personne (II Corinthien 5,4). D’après F. Bovon, les Pères de l’Église comparaient volontiers la blancheur (la pureté, l’éclat) du vêtement de Jésus à la nudité d’Adam avant la chute.
Au v . 30, avec « voici », Lc introduit un nouveau fait surprenant et inattendu : l’apparition de deux hommes dont il nous révèle l’identité : Moïse et Élie. Il rétablit l’ordre chronologique, un peu malmenée par Marc, en mentionnant Moïse avant Élie. La gloire dont ils sont revêtus indique qu’ils appartiennent au même monde céleste que Jésus, dont la gloire sera aussi vue des disciples (v. 32). Dans l’Ancien Testament, la gloire est associée à la manifestation de Dieu, à sa présence et à sa seigneurie qui s’étend à tout l’univers (Ésaïe 6,3 ; Psaume 104, 31-32). On pourrait faire le lien avec Ps 27,4 : la contemplation de la beauté ou de la douceur de Dieu. Selon F. Bovon, Moïse et Élie apparaissent ici aux côtés de Jésus, non pas parce qu’ils ont été mystérieusement enlevés par Dieu (cela conviendrait davantage à Hénoch, Genèse 5,24), mais parce qu’ils représentent la Loi et les Prophètes (= l’Écriture, Lc 24,27), qui ont, tous les deux, annoncé la Passion et la Résurrection du Christ. On peut néanmoins se demander si Moïse n’est pas aussi une figure prophétique. En Deutéronome 18, 15, Moïse dit au peuple : « C’est un prophète comme moi que le Seigneur ton Dieu te suscitera du milieu de toi, d’entre tes frères ; c’est lui que vous écouterez.» (voir aussi le v. 18). La fin de cette parole de Moïse (« vous l’écouterez ») sera reprise par Dieu lui-même quand il désignera Jésus dans notre récit (Lc 9,35). Pour Luc, le modèle prophétique, que Moïse, Élie et les autres prophètes d’Israël ont incarné, est très important pour l’interprétation de la vie, de la destinée et du ministère de Jésus. L’entretien entre Jésus, Moïse et Élie, qui relève de la rédaction de Luc, concerne un événement futur, mais tout proche, le verbe utilisé (mellein) signifie : être sur le point d’arriver, de s’accomplir. Le mot « exode » est un euphémisme pour désigner la mort imminente de Jésus à Jérusalem. Cette fin scandaleuse est interprétée comme l’accomplissement de l’Écriture et de la volonté de Dieu. Mais au-delà de la mort de Jésus, son « exode » sera aussi sa résurrection et son ascension, par laquelle il prendra congé de ses disciples pour rejoindre la gloire du Père, que sa transfiguration préfigure. Un renvoi à l’Exode d’Israël (sa libération d’Égypte) n’est pas non plus exclu.
Aux v. 32 et 33, Luc rapporte la réaction de Pierre et de ses compagnons : l’accent est mis sur la fascination, plus que sur l’épouvante. Ils sont comme hypnotisés, comme s’ils étaient en train de faire un voyage céleste. Ils « voient »  la gloire de Jésus et les deux hommes avec lui. Selon F. Bovon, la traduction habituelle du v.32 (par exemple la TOB : « s’étant réveillés, ils virent la gloire de Jésus») ne rend pas justice au texte. Le verbe diagrègoréô ne signifie pas se réveiller, mais veiller à travers, résister au sommeil  (le dictionnaire Bailly propose : passer la nuit en veillant). Les disciples sont dans un état « autre », qui n’est ni le sommeil auquel ils résistent ni l’état de veille habituel. Eux aussi sont en train de vivre un « exode » que la contemplation de la gloire de Jésus a suscité chez eux. F. Bovon traduit « Pierre et ceux qui étaient avec lui étaient chargés de sommeil ; mais ayant réussi à rester éveillés, ils virent sa gloire… ». Il renvoie aux expériences semblables d’Abraham en Gn 15,12 (le texte du jour) et de Daniel en Dn 8,18 et 10,9. 
Même si Pierre ne sait pas ce qu’il dit, sa parole a du sens. Il ne dit pas seulement sa satisfaction personnelle de se trouver là et son désir de vouloir rester là, mais il perçoit confusément l’importance de l’événement et dit la joie des disciples d’en être les témoins. Les trois tentes qu’il évoque rappellent, comme celles que les Juifs confectionnent et habitent pendant la fête des Tabernacles, la traversée du désert par Israël lors de l’Exode et la présence de Dieu à ses côtés pendant cette traversée. Il y une correspondance entre le premier Exode et l’Exode final, où Dieu résidera définitivement avec son peuple. L’incompréhension de Pierre et des disciples réside peut-être dans le fait qu’ils ne saisissent pas que la « tente eschatologique », le lieu de la présence définitive de Dieu, c’est Jésus lui-même. Ils voient sa gloire, mais n’en saisissent pas le sens et la portée.
Aux versets 34 et 35, la nuée et la voix. « Lumière et nuée, éclair et fumée, sont les accessoires de toute théophanie » (F. Bovon). Dans la Bible, la nuée est le signe de la présence divine (Exode 13,21-22 ; 33,9-10, I Rois 8,10)), pendant la traversée du désert comme dans le Temple. Comme le peuple et les prêtres, les disciples ont peur face à cette présence. Du milieu de la nuée qui les recouvre (il s’agit des disciples) advient une voix qui s’adresse à eux ; elle désigne Jésus avec une formule d’identification : c’est bien lui. Mais elle comporte aussi un commandement pour les disciples : « écoutez-le ».
La plupart des exégètes comprend la parole de Dieu comme une légitimation de la messianité de Jésus. « Celui-ci est mon Fils » veut dire « Celui-ci est le Messie ou le Christ d’Israël ». La parole de Dieu est une sorte d’intronisation messianique (royale) de Jésus dans la ligne de Ps 2,7. Elle confirme la confession de Pierre en Lc 9,20. F. Bovon s’écarte de cette lecture. Selon lui, « Fils » n’était pas un titre messianique dans le judaïsme pré-chrétien : « En appelant Jésus « Fils », la voix céleste parle du  Fils préexistant, au sens chrétien de la relation du Père au Fils ». Autrement dit : pour Luc, la visée du récit de la transfiguration de Jésus, qui est une création de l’Église postpascale, n’est pas de prouver la messianité de Jésus, celle-ci n’étant plus un problème pour lui, mais de répondre à la question de l’identité de Jésus et de la nature de sa relation avec Dieu, entre son humanité et sa divinité. A partir du second siècle, l’Église sera de plus en plus confrontée à cette question.
A l’adjectif « bien-aimé » qui se trouve chez Mt et Mc, Luc préfère le participe passif « l’élu ». En Ésaïe 42,1, l’expression « mon élu » était appliquée au Serviteur de Dieu. Dieu investit son élu pour une mission en faveur de son peuple. L’élu est celui qui, avec l’Esprit, a reçu une vocation prophétique. Cette vocation prophétique est confirmée par le commandement divin, « écoutez-le » (Dt 18,15) adressé aux disciples qui représentent l’Église. F. Bovon conclut : « La transfiguration reste donc fidèle à la tradition sinaïtique et associe Jésus le prophète à Moïse ».
Le v. 36 est la conclusion du récit. Moïse et Élie disparaissent de la scène et Jésus se retrouve « seul ». Cette solitude de Jésus est renforcée par le silence qu’observeront les disciples quant à leur vision sur la montagne. Le temps de la pleine révélation de Jésus n’est pas encore venu : « l’histoire du salut a son rythme » (F. Bovon).

De l’exégèse d’un texte biblique à son interprétation et à son actualisation dans une prédication, le chemin est toujours difficile. On tâtonne et on le trouve plus ou moins bien. La première partie de la prédication aborde cette question.

 

Prédication
L’histoire de la transfiguration de Jésus que nous venons d’entendre ne nous parle pas d’emblée aujourd’hui. Elle nous saisit et nous impressionne peut-être, elle nous émeut ou nous intrigue à la manière d’un tableau surréaliste, d’une image fantastique ou encore d’une peinture naïve. Comme certaine œuvres d’art, certains textes demeurent en partie hermétiques pour nous, car il nous manque la clé ou le code pour y entrer. Si nous ne voulons pas en rester à la surface de l’histoire de la transfiguration de Jésus, à ses aspects anecdotiques ou merveilleux, mais cherchons au contraire à déchiffrer le sens et l’intention qui l’animent en profondeur, il nous faut trouver une porte et un chemin pour y accéder.
Il s’en présente, en effet, plusieurs quand nous lisons et examinons l’histoire de la transfiguration de Jésus telle que Luc nous la raconte et l’insère dans son évangile, dans le récit complet et bien ordonné –ce sont ses propres mots (1,3)- qu’il nous donne de la vie et du ministère de Jésus du début à la fin. Quels sont l’enseignement et le message que l’évangéliste a voulu communiquer aux Églises et aux chrétiens de son temps, dans les années 80 à 90 de notre ère ?
Mais Luc n’est pas l’auteur ou le créateur de l’histoire de la transfiguration de Jésus ; son récit s’appuie sur des traditions et des sources plus anciennes. Il s’inspire manifestement du récit de Marc, mais Marc lui-même n’a fait que reprendre une tradition orale remontant, même si cela nous échappe en grande partie, aux trois disciples qui étaient avec Jésus sur la montagne : s’ils ont gardé le silence un temps, jusqu’au départ de Jésus, ils ont dû en parler par la suite. Il y a quelque vérité dans l’évocation de la deuxième épître de Pierre : « Cette voix, nous-mêmes nous l’avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la montagne » (II Pierre 1,18). Certains commentateurs modernes parlent, à propos de la transfiguration de Jésus, de légende, de mythe ou -ce qui est sans doute plus pertinent- de création postpascale au sein de l’Église primitive. Il est certain que l’histoire de la transfiguration de Jésus a connu, au cours d’une transmission vivante au sein des premières communautés chrétiennes, des reformulations diverses. Elle comporte aussi des traits mythiques ou symboliques indéniables, comme la montagne où se déroule la scène ou la nuée comme signe de la présence divine. On ne peut cependant pas écarter d’emblée le fait qu’elle puisse être l’écho d’une expérience mystique réelle et prégnante vécue par Jésus et ses disciples. Une telle expérience n’a rien d’invraisemblable, étant donné ce que nous savons d’eux par les évangiles d’une part et, de l’autre, de la présence de courants mystiques et apocalyptiques au sein du judaïsme de l’époque.
Comme tout événement historique et toute expérience humaine, la transfiguration de Jésus ne nous est accessible qu’indirectement, a travers les lectures et les interprétations qui en sont données. Il a celles de Marc et de Luc, également celle de Matthieu plus proche de Marc. Il y a les commentaires, les méditations, les sermons et les représentations –vitraux et tableaux- qui, tout au long de l’histoire du christianisme, ont traité, de diverses manières, du thème de la transfiguration de Jésus. Il y a en particulier les icônes orthodoxes qui sont moins des représentations qu’une interprétation théologique de la transfiguration de Jésus. Celle-ci tient une place centrale dans la théologie et la spiritualité orthodoxes, comme contemplation mystique du Christ en gloire introduisant le croyant et priant dans le mystère de la Trinité. Les Églises de la Réforme, plus attachées à l’incarnation et à l’humanité de Jésus, sont bien plus réservées à l’égard de cette histoire avec son côté surnaturel. Plus que sur la transfiguration de Jésus elle-même, nous insistons sur la nécessité de redescendre de la montagne pour retourner dans le monde et la vie de tous les jours et y témoigner de notre foi.
Mais aujourd’hui, nous voulons prendre le temps de relire et de méditer l’histoire de la transfiguration de Jésus chez Luc, en étant attentifs aussi bien à l’histoire elle-même, à la manière dont Luc la reformule, qu’à la place qu’il occupe dans la trame de son récit de la vie et du ministère public de Jésus. C‘est pratiquement à la fin du séjour et de l’activité de Jésus en Galilée, sa patrie, que se situe sa transfiguration sur une montagne galiléenne en présence de trois de ses disciples, Pierre, Jean et Jacques, son frère. Il suffit de parcourir l’évangile pour avoir une idée des rencontres, des paroles et des gestes qui ont marqué l’activité de Jésus en Galilée. Plus tard, devant le centurion Corneille à Césarée, Pierre résumera l’activité de son maître en ces termes : « Il est passé partout en bienfaiteur, il guérissait tous ceux que le diable tenait asservis, car Dieu était avec lui » (Actes 10,38). Si Jésus s’est tourné vers les foules galiléennes, vers les malades, les pauvres et les pécheurs, il a aussi rassemblé des disciples autour de lui, en particulier le groupe des Douze qui l’ont accompagné et ont été les témoins privilégiés de ses paroles et de ses gestes. La coïncidence est frappante : c’est au moment même où Pierre, l’un des Douze, confesse ouvertement qu’il est « le Christ de Dieu », c’est-à-dire son Messie, que Jésus annonce à ses disciples les épreuves qui l’attendent à Jérusalem où doit s’achever sa mission : « Il faut que le Fils de l’Homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes (c’est-à-dire le sanhédrin, le conseil des autorités religieuses juives de Jérusalem), qu’il soit mis à mort et que, le troisième, jour, il ressuscite » (Luc 9, 22). Jésus demande à ses disciples de le suivre sur le chemin qui le conduit à Jérusalem et à sa Passion. Mais les disciples en sont-ils capables ? Ont-ils seulement compris les paroles de Jésus ? La transfiguration de Jésus a lieu « environ huit jours après ces paroles » ; elle est en quelque sorte une réponse à l’appréhension et à l’incompréhension des disciples et une confirmation des paroles de Jésus. Deux traits ressortent plus particulièrement de l’histoire telle que Luc la raconte. Il informe, d’une part, le lecteur de ce dont s’entretiennent Moïse, Élie et Jésus : « ils parlaient de son départ (littéralement de son exode) qui allait s’accomplir à Jérusalem ». Le mot « exode » désigne sans ambiguïté la mort de Jésus, qui sera l’accomplissement des Écritures que représentent Moïse et Élie, et donc aussi l’accomplissement de la volonté de Dieu. Dans son évangile et particulièrement dans le récit de la transfiguration, Luc présente Jésus sous les traits du prophète qui est le porteur et le message de la parole de Dieu, mais qui se heurte à l’opposition des autorités de Jérusalem et y subit la mort. Pourtant la destinée du Christ, dont la transfiguration révèle la véritable identité, ne se terminera pas avec sa mort ; son vrai départ, son vrai exode qui s’accomplira à Jérusalem sera son ascension, son élévation dans la gloire. Sa transfiguration en est une préfiguration. Si Luc nous laisse entendre ce que disent Jésus, Moïse et Élie, il nous fait aussi « voir », avec les disciples, la gloire dont rayonne la personne de Jésus, son visage et ses vêtements. Cette gloire qui transfigure la personne de Jésus est celle de Dieu lui-même. La voix qui, de la nuée, s’adresse aux disciples traduit en mots ce qu’ils ont vu : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ». Le fait que chez Luc cette parole divine soit si étroitement associée à la vision de la gloire de Jésus suggère que ce dernier est plus qu’un prophète et même plus que le Messie d’Israël. Il est, comme l’écrit l’exégète François Bovon, le « Fils préexistant, au sens chrétien de la relation du Père et du Fils ». « L’origine céleste de Jésus éclate dans son abaissement », dit le théologien Helmut Gollwitzer.
Pour Luc, comme pour Marc et Matthieu, la transfiguration de Jésus a d’abord pour but l’édification de ses disciples, elle est pour eux à la fois une consolation, un encouragement et une exhortation dans leur difficile marche à la suite de Jésus, leur Maître et Seigneur : « il est bon que nous soyons ici », disait Pierre tout simplement. La transfiguration, c’est aussi un voile qui se lève pour laisser apparaître l’identité de Jésus et révéler le sens de sa destinée. Ici, Luc est sans celui qui va le plus loin avec Jean en nous faisant « voir » le Christ en Gloire, le Fils préexistant auprès du Père. C’est là tout le chemin parcouru depuis l’expérience mystique vécue par Jésus et ses disciples : un chemin fait de la prière, de la méditation et de la contemplation des premiers chrétiens, que nous aussi sommes appelés à rejoindre, en particulier en ce temps de Carême.