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Luc 12, v. 13 à 23
Traduction : Quelqu’un lui dit au milieu de la foule : « Maître, dis à mon frère de partager l’héritage avec moi. Mais celui-ci lui dit Eh toi ! Qui m’a établi juge ou répartiteur parmi vous ? Puis il s’adressa à eux : Faites attention et gardez-vous de toute cupidité, parce que, pour quelqu’un qui est dans l’abondance, la vie ne dépend pas de ses propres biens. Il leur dit une parabole en ces termes : Le domaine d’un homme riche prospéra. Il se parlait en lui-même et s’adressait ces propos : Que ferai-je puisque je n’ai pas où amasser mes produits ? Et il dit : Voici ce que je ferais ; je démolirai mes greniers et j’en construirai de plus grands et j’amasserai-là tout mon blé et mes biens et je dirai à mon âme : « Mon âme tu possèdes beaucoup de biens, en dépôt, pour beaucoup d’années : repose-toi, mange, bois, réjouis-toi ! Mais Dieu lui dit : Insensé, cette nuit même ta vie t’est réclamée. Alors ce que tu as préparé, à qui sera-ce ? Ainsi en va-t-il de celui qui récolte des trésors pour soi et ne s’enrichit pas en Dieu.
Contexte : Ce passage suit directement un enseignement public de Jésus sur la confession publique de la foi. Il n’est d’ailleurs pas séparé nettement de cet enseignement mais Luc le présente comme une interruption. Par ce procédé, cette question du rapport à la richesse reste liée à celle du témoignage chrétien. D’ailleurs le lien avec la première partie est souligné par le « gardez-vous de toute cupidité » (v.15) qui fait écho au « Méfiez-vous du levain des pharisiens« . Dans le droit hébraïque, l’héritage était conçu comme un tout. La norme idéale suggérait de garder l’héritage intact par une vie commune des héritiers. Cette coutume née dans une société nomade restait praticable après la sédentarisation. Il y avait cependant des parts prévues, mais on tâchait de ne pas les réaliser concrètement. Il était toujours possible, même si c’était mal vu, qu’un des fils demande que la séparation des biens s’effectue concrètement (cf. la parabole dite du fils prodigue.)
L’homme qui interpelle Jésus, le voit comme un rabbin autorisé à juger (didasxale = maître) et compte, peut-être, sur son modernisme pour contraindre son frère aîné à réaliser le partage prévu par la loi.Jésus répond par une apostrophe qui annonce la couleur, le vocatif exprime souvent une attitude intérieure négative. Et en effet, il va refuser d’accéder à la requête de son interlocuteur. Ce refus n’est motivé ni par l’attachement de Jésus à la loi hébraïque, ni par la séparation entre le spirituel et le matériel. Jésus affirme ici qu’il n’est ni juge, ni répartiteur. Son rôle n’est pas d’arbitrer entre les hommes, ni de distribuer à chacun la part qui lui revient. Il ne vient pas enfermer chacun dans son quant-à-soi, aussi fondé puisse-t-il être. C’est ce que va souligner la parabole. En effet, celle-ci n’est pas une condamnation de la richesse ni même de l’avarice. Rien ne dit que l’homme riche en question refuse de venir en aide au plus pauvre. En revanche, on le voit plongé dans un long monologue intérieur : tout entier centré sur sa réussite personnelle et ses projets, l’homme riche de la parabole est enfermé en lui-même, persuadé de contrôler seul sa vie. Et c’est dans ce monologue intérieur que surgit la Parole de Dieu, une parole qui le ramène à la réalité de sa fragilité.
Ainsi, aussi bien à travers la parabole que la réponse à l’homme qui l’interpelle, au-delà de la richesse et du rapport à l’argent, Jésus pointe le repli sur soi et l’illusion d’autonomie.
Pistes de prédication
La parabole et la réponse de Jésus à l’interpellation portant chacune sur un sujet un peu différent, la prédication peut se concentrer soit sur la question du rapport à l’argent soit sur le refus de Jésus de venir arbitrer nos querelles, récompensant les uns et punissant les autres.
Qu’est ce que la Bonne Nouvelle ? Eh bien si l’on en croit le passage de l’Évangile que nous avons entendu ce matin : la Bonne nouvelle c’est, à travers le refus d’accéder à une requête légitime et une apostrophe cinglante, la remise en question de nos valeurs. « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage ». La demande est directe et simple. Elle est parfaitement légitime aussi. En effet, à cette époque, l’idéal dans le judaïsme est que les héritiers vivent ensemble afin de conserver l’héritage dans son intégralité. Cependant, il arrive que l’un des héritiers préfère prendre le large et la loi prévoit alors qu’il puisse avoir droit à sa part d’héritage. Ici, vraisemblablement, le père de cet homme vient de mourir et son frère aîné refuse de réaliser une partie du patrimoine afin de la lui donner. Il fait donc appel à l’arbitrage de ce rabbin de Nazareth dont la sagesse et l’anticonformisme sont bien connus.
Nous pouvons assez facilement nous retrouver dans cet homme. En effet, il nous arrive à tous de chercher en Jésus, un arbitre qui tranche en notre faveur, qui nous donne raison contre nos contradicteurs, qui nous établisse dans notre bon droit. Attention ! A priori, il n’y a rien de mal à cela. Après tout, l’homme ne demande pas à Jésus de se mettre à son service : il est dans son droit et il demande à Jésus de le confirmer. Et c’est bien cela que nous demandons à Jésus, nous confirmer que nous sommes dans notre droit. En cela nous ressemblons à cet héritier anonyme qui réclame la part qui lui revient, nous ressemblons à Marthe s’indignant de l’inactivité de sa sœur Marie, nous ressemblons, dans une moindre mesure aux fils de Zébédée qui veulent pour le prix de leur service la meilleure place dans le Royaume… Mais, à toutes ces demandes justifiées Jésus oppose, systématiquement, un refus. Marqués par les distinctions de notre époque, nous pourrions croire que Jésus veut maintenir la différence entre le matériel et le spirituel ? Mais c’est peu probable. D’abord, cette frontière, à laquelle la société occidentale du XXI° donne tellement d’importance, est bien moins étanche dans le judaïsme du début de notre ère. Ensuite, Jésus n’a jamais fait l’impasse sur l’aspect matériel de la vie, et l’évangile de Luc, en particulier ne témoigne pas d’un enseignement exclusivement spirituel. Alors pourquoi ce refus ?
On peut y voir deux raisons. Tout d’abord, il y a celle que Jésus évoque : « Qui m’a établi juge ou répartiteur pour vous ? » Son rôle n’est pas d’arbitrer nos conflits. Il n’est pas venu ici pour donner des bons points aux uns et des punitions aux autres. Il n’est pas venu pour enfermer les uns dans un camp et les autres dans l’autre. La Bonne Nouvelle est affaire de partage et non de répartition. Bien sûr, par son caractère radical, l’Évangile sera cause de scandale et de division mais le but premier de Jésus c’est la réconciliation et l’unification. Il n’est pas question pour lui de faire œuvre de légiste en affirmant le droit de l’un contre l’autre. Il n’est pas question pour lui d’encourager l’individualisme forcené. De plus, Jésus est venu annoncer aux laissés pour compte, à ceux qui jusque là étaient privés du Royaume que dès à présent celui-ci vient à eux. Mais cet accès au Royaume de ceux qui en étaient exclus ne signifie pas l’exclusion de ceux qui en étaient les bénéficiaires.
Jésus n’est pas venu pour le bénéfice des uns au détriment des autres. Et c’est pour cela qu’il se refuse toujours à régler nos conflits en donnant raison à l’un et tort à l’autre. Jésus refuse donc d’entrer dans ce rôle qu’on veut lui donner et bien plus, par une apostrophe acerbe, il conduit l’homme à revoir ses priorités. Sans contester la légitimité de sa demande, il le pousse à l’interroger sur le centre de sa vie : avoir raison contre son frère, mais pourquoi ? En liant cet épisode à la parabole du riche insensé, Luc soulève, en plus, une question importante pour lui : la relation à l’argent. Mais ici, il faut bien relever deux points : tout d’abord ce n’est pas l’argent en soi qui est ici visé. Jésus ne met pas en garde contre la richesse mais bien contre l’avidité. Ensuite, rien ne nous dit que le riche de la parabole soit un « mauvais riche » : il n’est absolument pas précisé qu’il doit sa fortune a des pratiques frauduleuses, ni qu’il soit un horrible exploiteur qui pressurise ces employés. La parabole ne précise pas non plus que nous avons affaire à un avare qui garde jalousement son or, refusant de pratiquer la solidarité avec les plus démunis. Donc, je crois plus sage de voir dans le riche de la parabole un homme honnête qui a travaillé beaucoup pour gagner beaucoup et qui fait profiter de sa richesse les plus démunis autour de lui. Alors, qu’est ce qui lui vaut cette invective ? Pourquoi le qualifier d’insensé ? Tout d’abord parce que l’homme fait de son enrichissement la valeur de sa vie. Jésus ne vient pas ici avec une formule creuse du genre « l’argent ne fait pas le bonheur », bien sûr que l’argent peut faire le bonheur. D’ailleurs Jésus précise bien « pour quelqu’un qui est dans l’abondance, la vie ne dépend pas de ses biens ». Les possessions du pauvre, en effet, lui sont bien plus vitales que les possessions du riche. Et c’est donc bien au riche que Jésus rappelle cette réalité tellement dure à supporter que nous l’oubliions bien souvent : « aucune de tes richesses ne pourra jamais te donner un contrôle sur ta propre vie. »
Considérer la richesse, toute forme de richesse, comme une garantie de sécurité et de stabilité, c’est se donner un autre dieu que Dieu. Ce n’est donc pas sa richesse ou son avarice qui est reprochée ici à l’homme riche, c’est son idolâtrie. De plus, nous découvrons le riche de la parabole plongé dans un long monologue, complètement centré sur lui-même, sur SON bénéfice, SES projets, sur SA réussite. Et c’est dans cette autosatisfaction qu’il se trouve soudain interrompu par une autre voix que la sienne, une voix qui lui rappelle sa fragilité : « Tout ce sur quoi tu pensais pouvoir compter, te sera enlevé ce soir » Bien plus que la question de l’argent, voilà sans doute ce qui relie le riche de la parabole à l’homme qui interpelle Jésus : une parole les arrache tous deux à leur égocentrisme, à leur auto-valorisation. Bien sûr, la parole est sévère. Mais elle n’est pas une condamnation, c’est une parole cinglante, efficace qui vient libérer chacun de son illusion de bon droit ou de richesse afin de rendre chacun disponible pour la véritable source de vie : l’amour de Dieu. Frères et sœurs, que l’Évangile soit pour nous aussi une parole de rupture. Non pas un discours lénifiant qui nous assure de notre justice et de notre réussite mais une apostrophe cinglante qui nous révèle notre fragilité, nous arrache à nos rêves d’indépendance pour nous ouvrir à l’Autre et aux autres. Amen
Thématique : Remise en question de nos valeurs/Idolatrie/Autosatisfaction/Egocentrisme