Textes : Nombres 23, v. 13 à 30 Ps 145 Ésaïe 55, v. 1 à 3 Romains 8, v. 35 à 39 Matthieu 14, v. 13 à 21Pasteur Flemming Fleinert-JensenTélécharger le document au complet
1. Parmi les trois textes proposés pour ce 7e dimanche après Pentecôte, la fin de Rm 8 n’a aucun lien particulier avec le thème de l’évangile. Bien sûr, on peut avancer que le récit de Matthieu illustre que rien ne peut nous séparer de l’amour du Christ, mais le rapprochement est trop général pour s’imposer ici. Le texte d’Ésaïe, inspiré par le cri des vendeurs d’eau et de blé, a davantage de connotations avec le texte évangélique – venir, manger du grain, écouter une parole, se laisser nourrir, la gratuité – mais du fait de son caractère pas très explicite, il sera plus facile d’y faire allusion que de construire une prédication uniquement sur lui. Tout parle donc en faveur du texte de Matthieu comme fondement de la prédication. Ici on est placé devant le choix entre deux thèmes majeurs : celui du pain ou celui de la Cène. 2. Dans le premier cas, ce serait une idée de partir de la quatrième demande du Notre Père. L’homme a besoin du pain quotidien pour vivre, mais doté d’une vie spirituelle, il a aussi le désir d’une nourriture qui dure plus longtemps et qui dépasse les besoins immédiats. Ce désir n’est pas propre au chrétien. Ce qui est propre au chrétien, c’est qu’il demande de pouvoir aussi se nourrir de la Parole qui ouvre l’immédiat vers un avenir inséparablement associé à celui qui nous a transmis le Notre Père. Parole correspondant à un désir du cœur qui n’est pas toujours identifié, mais qui, dans la perspective de la foi, se traduit par une attirance secrète vers Dieu, comme source de vie (Père), parole de vie (Fils), force de vie (Saint Esprit)[1]. A ce propos il serait possible de revenir sur la première tentation de Jésus. Le tentateur invisible demanda à Jésus de transformer les pierres en pains ; et l’on connaît la réponse, une citation de la Torah : « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu » (Dt 8, 3). La proposition était insidieuse, car le tentateur savait que ce qu’il demandait était impossible – Jésus n’était pas un extra-terrestre – mais ce qu’il ne pouvait pas prévoir, c’est qu’en multipliant plus tard les pains, Jésus donnerait une réponse tout à fait différente et bien à lui. Personne ne peut changer une pierre en pain – ce sont deux choses complètement différentes. En revanche, changer un pain en d’autres pains, rompre un pain pour le partager avec d’autres, relève du possible. 3. Ce raisonnement n’est pas un argument en faveur de la vraisemblance historique de ce qui s’est passé ce jour-là, mais en faveur du sens du récit, ce qui nous mène au deuxième motif majeur : la Cène. Dès les Pères de l’Église, le pain nécessaire pour vivre a été mis en rapport avec le pain de la Cène. A vrai dire, l’évangile selon Jean suggère déjà cette interprétation en laissant le récit de la multiplication des pains continuer dans le long discours sur Jésus comme le pain de vie (Jn 6). Si, dans le sillage de cette tradition, nous avons choisi de construire la prédication suivante autour de ce thème, c’est aussi parce que c’est une occasion de parler du sens de la Cène, ce qui en réalité n’est pas si souvent le cas, et que les paroissiens ont de temps en temps besoin d’entendre parler de cet élément important de la liturgie. 4. Si, aujourd’hui, on visite Tabgha, le lieu sur la rive occidentale du lac de Tibériade où la tradition a placé la multiplication des pains, on verra dans le chœur de la basilique moderne une mosaïque datant d’une église byzantine du IVe ou Ve siècle. Cette mosaïque représente une coupe de quatre pains entourée de deux poissons. Pourquoi quatre et pas cinq comme dans la Bible ? Parce que le cinquième pain est le Christ lui-même, le pain de vie qui n’est plus visible, mais qui se rend présent lors de la célébration de l’eucharistie. Déjà le Nouveau Testament montre que la célébration eucharistique a été au cœur des rassemblements des premiers chrétiens. Le témoignage le plus éloquent, et en tout cas le plus ancien, est celui de Paul reproduisant les paroles de l’institution (1 Co 11, 23-26 ; cf. 10, 16-17) telles qu’il les a « reçues du Seigneur » (par l’intermédiaire d’autres chrétiens puisque Paul n’a pas connu Jésus) et transmises aux Corinthiens. Par rapport à ce texte, les reproductions synoptiques de ces paroles sont quelques décennies plus jeunes, ce qui n’enlève rien de leur importance pour autant qu’elles reflètent la pratique liturgique de l’époque. Également important est la description au début des Actes des Apôtres, où Luc rapporte la communion des fidèles à Jérusalem autour de la fraction du pain et des prières, en précisant qu’ils rompaient le pain à domicile et prenaient leur nourriture dans l’allégresse et la simplicité du cœur (Ac 2, 42-47). Les récits de la multiplication des pains rejoignent ces témoignages. Il y en a six. Tous les évangiles parlent de cinq pains et de deux poissons distribués à 5000 personnes (selon Matthieu, sans compter les femmes et les enfants !) ainsi que de douze corbeilles pleines de ce qui restait des pains. Matthieu (15, 32-39) et Marc (8, 1-10) ajoutent une deuxième version selon laquelle 4000 hommes furent rassasiés avec sept pains et quelques poissons. Ici les restes remplissaient sept corbeilles. Dans tous ces récits, l’allusion à l’eucharistie est incontestable (même si le deuxième élément n’est pas le vin, mais le poisson). Si l’on prend le texte de Matthieu, cette allusion est illustrée par les quatre verbes qualifiant l’action de Jésus : il prit les pains, il prononça la bénédiction (ou rendit grâce – le verbe utilisé est eucharistein), il rompit les pains et il les donna aux disciples pour qu’ils les distribuent. Ainsi cet événement préfigure le dernier repas de Jésus avec ses disciples, qui, de son côté, préfigure le banquet messianique dans le royaume des cieux. D’après Matthieu, cet événement eut lieu un soir. Au moment relativement bref entre le crépuscule et le coucher du soleil, à la frontière entre aujourd’hui et demain, puisque le nouveau jour est compté à partir du coucher du soleil. L’endroit est décrit comme désert. Ce n’est pas le désert à proprement parler comme dans le récit de la tentation (le mot indique plutôt une certaine distance par rapport au village le plus proche), car on se trouve quelque part près du lac de Tibériade (le v. 19 parle même de « s’installer sur l’herbe) , mais le lecteur de la Bible ne peut s’empêcher de penser au désert que traversait le peuple d’Israël après sa libération de l’Égypte, là où il fut nourri grâce à la manne qui tombait du ciel. Ce dernier motif est exploité par Jean qui met en avant que le vrai pain de Dieu est « celui qui descend du ciel et qui donne vie au monde » (Jn 6, 33). On se souvient qu’il fallait manger la manne le jour même. Sinon elle périrait sous l’effet du soleil. Sans vouloir polémiquer, on pourrait soutenir que ce récit pose un problème pour la réserve eucharistique telle qu’elle est pratiquée dans l’Église catholique (quoique le sixième jour, il fallait recueillir le double de pain !), car ce qui est donné est donné pour aujourd’hui. « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour ». Pour terminer, une remarque un peu à part. Dans L’Épître des apôtres, texte apocryphe datant vraisemblablement des années 160-170, les cinq pains « sont une image de notre foi au grand christianisme, c’est-à-dire au Père, Seigneur du monde entier, et en Jésus-Christ notre Sauveur, et au Saint-Esprit, le Paraclet, et en la sainte Église, et en la rémission des péchés »[2]. C’est dire que le récit de la multiplication des pains recèle déjà l’ébauche d’une confession de foi.
Dans les évangiles, il existe six versions du récit de la multiplication des pains. Ici il s’agit de la première chez Matthieu qui rapporte comment 5000 hommes furent rassasiés grâce à cinq pains et deux poissons. Comme d’autres récits dans les évangiles, celui-ci a subi bien des influences à la suite de l’événement sans lequel il n’aurait pas existé. La rédaction écrite est d’abord manifestement redevable du récit parallèle du prophète Élisée, le disciple et successeur d’Elie, qui environ 800 ans plus tôt donna à manger à cent personnes grâce à vingt pains d’orge et du blé nouveau dont il y avait même des restes à la fin du repas (2 Rois 4, 42-44). Une autre influence se révèle quand il est dit que Jésus prit les cinq pains, rendit grâce, les rompit et les distribua. Inutile de dire que nous avons ici un écho des paroles que Jésus prononça lors de l’institution de la Cène. Il semble donc possible de lire ce récit à la lumière de la pratique eucharistique des chrétiens du premier siècle. Ceci est d’autant plus possible que rendre grâce en grec se dit eucharistein et que eucharistie, par conséquent, signifie action de grâce. Pour des raisons historiques, un protestant n’est pas habitué à ce vocabulaire. Il parle de la sainte Cène, mais qu’on soit catholique ou protestant, il est possible de parler du « repas du Seigneur ». La raison en est tout simplement que l’apôtre Paul utilise cette expression (1 Co 11, 20), traduite dans la Vulgate par dominica coena, la Cène du Seigneur. Paul en parle dans sa première lettre aux Corinthiens, dans le chap. 11. Ce passage est d’un intérêt extraordinaire, parce qu’il contient le récit le plus ancien de l’institution de la Cène. On sait que Paul a écrit cette lettre au milieu des années 50, donc environ 25 ans après la mort de Jésus. 25 ans, ce n’est rien (comme 1986 par rapport à 2011). Nous voilà donc presque à la source historique de la sainte Cène. S’il est certain que la Cène était célébrée dès le début dans les communautés chrétiennes, il est également certain que tout ne se passait pas toujours comme les responsables le souhaitaient. Dans sa lettre aux Corinthiens, l’apôtre leur reproche, entre autres, les divisions et les scissions qui existaient entre eux. Force est de constater que la compréhension de la Cène et de sa célébration, ou la communion tout court, crée encore aujourd’hui des tensions entre les Églises et que la communion fondamentale entre elles est compromise par ce manque d’unanimité. On sait que ni l’Église orthodoxe ni l’Église catholique ne souhaite que d’autres que leurs propres fidèles participent à l’eucharistie, alors que dans la plupart des Églises issues de la Réforme, la table de communion est ouverte à tous. Malgré ces différences séparatrices, toutes les Églises ont en commun les paroles d’institution telles que Paul les a transmises et je voudrais, à partir de cela, commenter deux questions. La première concerne la fréquence de la communion, la seconde regarde la communion comme le lieu où les bienfaits de Dieu sont célébrés. a) Les textes les plus anciens montrent que dès le début du christianisme, la Cène était célébrée le dimanche, le jour du Seigneur (Cf. Ap 1, 10). Depuis des siècles, l’Église catholique a dépassé cette règle en célébrant la messe tous les jours et à l’autre extrême se trouvent des Églises protestantes qui ne célèbrent pas la Cène chaque dimanche. C’est le cas pour la plupart des Églises réformées, ce qui est assez paradoxal, car Calvin souhaitait que la Cène fût célébrée tous les dimanches, mais les magistrats de Genève s’y opposèrent. Il n’empêche que si le sacrement de la Cène est toujours célébré dans les Églises protestantes, il n’aura jamais la même place centrale que dans la messe. Pour une sensibilité protestante, l’eucharistie ne peut jamais devenir « source, centre et sommet de la vie de l’Église ». Pour cela, la place de la prédication est trop importante. A la rigueur on peut avancer, comme souvent chez les luthériens, que la Cène est, avec la prédication, un des deux foyers du culte, mais il reste vrai qu’un culte sans sainte Cène demeure pleinement un culte avec les lectures bibliques, la prédication, les chants et les prières. A ce propos il ne faut pas oublier que par sa nature, la célébration eucharistique est une prière. Que cela soit chez les catholiques ou chez les protestants, elle est composée de prières qui entourent les paroles d’institution et la communion proprement dite. b) Si eucharistie veut dire action de grâce, on peut comprendre l’ensemble de la Cène comme une longue action de grâce pour les bienfaits de Dieu – d’abord pour celui de la vie, pour celui de la création dans toute sa merveilleuse et incompréhensible ingéniosité (thème récurrent dans la Préface), ensuite pour le Christ comme celui en qui toute la bienveillance de Dieu pour l’homme, dans sa grandeur et dans sa misère, a pris corps. Or les bienfaits de Dieu ne sont pas réservés au temps passé. Ils sont aujourd’hui aussi réels qu’autrefois – et ils le seront également dans l’avenir. Autrement dit, ils couvrent les trois dimensions du temps. Ils durent pour toujours, éternellement. La Cène illustre cette vision. Prenons la phrase transmise par Paul : « Faites cela en mémoire de moi ». Le mot grec pour mémoire, anamnèsis, est devenu un terme liturgique courant, anamnèse, qui indique la prière qui évoque notamment la personne du Christ : sa naissance, sa mort, sa résurrection et sa venue dans la gloire. Mais comme c’est le cas pour le terme équivalent en hébreu, sur lequel il a été calqué, le terme anamnèse ne signifie pas une simple commémoration. Lors de la Cène, nous ne nous contentons pas de faire mémoire du Christ, il ne s’agit pas d’un simple repas de souvenir par lequel nous manifestons notre attachement au passé. Non, la Cène célébrée aujourd’hui est aussi réelle que celle célébrée par Jésus la veille de sa mort et, par conséquent, celui qui est mort et ressuscité est aussi présent aujourd’hui qu’autrefois, même si c’est, bien entendu, d’une autre manière. Vous connaissez les discussions interminables sur ce sujet, mais au lieu de chercher en vain une réponse à une question par définition sans réponse, on pourrait avec avantage s’en tenir à ce qui est dit dans la discipline de l’Église réformée de France : « Sont invités à la sainte Cène tous ceux qui, membres ou non d’une Église locale de l’Église réformée de France, discernent les signes de la présence du Christ dans le pain et le vin partagés ». Dans cette formulation, point de vaine spéculation, mais une affirmation sans ambiguïté de la présence du Christ au milieu de ceux qui se réunissent pour partager le repas du Seigneur. A côté des dimensions du passé et du présent, la Cène englobe aussi une dimension future, ce qui est souvent oublié. « Toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne », dit Paul. Jusqu’à ce qu’il vienne. Ceux qui communient sont aussi réunis autour de l’attente de la rencontre finale avec le Christ. Encore une fois notre imagination et nos représentations font défaut, ce qui ne nous empêche pas de regarder vers l’avenir comme le lieu de l’accomplissement de toutes les promesses de Dieu. Chaque fois que vous communiez, regardez plus spécialement la croix qui est souvent placée derrière la chaire. Elle symbolise d’abord la mort de Jésus et le fait qu’elle soit nue rappelle ensuite que Jésus ressuscité n’a pas été retenu dans la mort. Mais la croix, normalement suspendue du côté Est, là où se lève le soleil de l’Orient, rappelle également que celui qui viendra dans sa gloire pour rassembler les siens autour du festin du Royaume de Dieu portera toujours les stigmates de la croix sur son corps. Tout cela est exprimé par des images, mais des images qui ont du sens. Concluons en disant que la Cène est l’expression insigne de la communion avec celui qui était, qui est et qui vient. Elle donne une profondeur au passé, crée un sens au présent et ouvre une porte d’espérance à l’avenir. Mesurées à cette aune, toutes les différences doctrinales et toutes les exigences ecclésiales à satisfaire avant d’atteindre l’unité des chrétiens ne font pas le poids. Mais ces difficultés existent, de même que les schismes et les hérésies existent et existeront probablement toujours. A nous de continuer à célébrer, humblement et sans suffisance à l’égard des autres, les bienfaits de Dieu en nous rappelant que si jadis Jésus a apaisé la faim de 5000 personnes, il nous nourrira aussi aujourd’hui avec sa Parole et son Esprit et il nous donnera ainsi ce pain quotidien que nous demandons chaque fois que nous prions le Notre Père. Ce pain qui n’est pas seulement celui de la consommation, mais aussi celui de la communion. [1] Le thème du pain est plus amplement développé dans mon live La prière fondamentale. Entretiens sur le Notre Père, Genève, Labor et Fides, 2010, p. 85-98. [2] L’Épître des apôtres accompagnée du Testament de notre Seigneur et notre Sauveur Jésus-Christ. Présentation et traduction de l’éthiopien par Jacques-Noël Pérès, Brepols 1994, p. 67.