Textes : Actes 15, v. 1 à 21 Ps 19, v. 8 à 12 Deutéronome 30, v. 10 à 14 Colossiens 1, v. 15 à 20 Luc 10, v. 25 à 37Pasteur Flemming Fleinert-JensenTélécharger le document au complet
Deutéronome 30, v. 10 à 14 Colossiens 1, v. 15 à 20 Luc 10, v. 25 à 37Ces trois textes proposés pour le 7ème dimanche après Pentecôte sont tellement riches que l’on a l’embarras du choix. Ainsi il serait tentant d’entamer une réflexion sur l’hymne christique de l’épître aux Colossiens, mais peut-être le lieu d’une telle réflexion est-il plutôt un groupe biblique où l’on prend son temps pour approfondir chaque ligne, et parfois chaque mot, avec ses résonances bibliques.Le texte deutéronomique nous amène au milieu de la Torah. Il s’agit d’écouter la loi du Seigneur, de la garder, de la mettre en pratique, de revenir au Seigneur – motifs qui constituent l’essence du judaïsme et qui traversent aussi l’enseignement de Jésus. On peut dire que le double commandement de l’amour et la parabole du bon Samaritain sont des illustrations de ces motifs que juifs et chrétiens partagent, même s’il est vrai que pour les derniers, Jésus incarne l’accomplissement de ces commandements. Il est vu comme l’expression parfaite de la volonté de Dieu, alors que cette volonté, pour les juifs, se manifeste dans la Torah écrite – et orale (c’est-à-dire la tradition talmudique, dont l’étude, selon des sources autorisées, joue presque un plus grand rôle que l’étude de la Bible proprement dite).Dans le livre Le rabbin et le cardinal, un dialogue entre le cardinal Barbarin et le futur Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim, ce dernier écrit à propos de Jésus (p. 117) :« A maints égards, le maître de Galilée est un homme de parole, une incarnation du Verbe (Logos), dont les doctrines et les preuves premières sont constituées par son existence, sa vie, sa passion. Alors que le judaïsme de la Torah et du Talmud est foncièrement livresque, Jésus, lui, ne s’adresse pas à des lecteurs, mais à des témoins. Ce que j’entends par « accomplir la loi » chez Jésus, c’est qu’il la faisait exister dans sa personne et, en quelque sorte, la validait par son action. Comme si c’était en lui que la Torah prenait tout son sens ».Du côté chrétien, il est aujourd’hui impossible de prêcher sans penser au judaïsme, qui n’est pas seulement le tuf historique du christianisme, mais une réalité vivante tout près de nous. Bien sûr, nos regards respectifs sur Jésus demeurent irréconciliables, mais il n’y a pratiquement aucun terme dans le Nouveau Testament qui ne soit pas issu du Premier Testament, où il possède déjà un ou plusieurs sens. Inversement, un juif ne se sent pas forcément dépaysé quand il lit le Nouveau Testament, même si celui-ci ne se situe pas dans sa propre tradition. C’est pourquoi il pourrait à bien des égards se retrouver dans ce qui est dit dans une prédication chrétienne, en particulier dans le domaine de l’éthique.Cette observation s’applique fort bien au texte de l’évangile. D’abord, c’est le scribe qui énonce ce que nous appelons le double commandement de l’amour, non Jésus (comme c’est le cas dans les textes parallèles chez Matthieu et Marc). S’agit-il d’une différence purement rédactionnelle ou dit-elle indirectement que sur ce plan il n’y a point de séparation entre la parole juive et la parole chrétienne ? Prenons ensuite la parabole du bon Samaritain. Elle a été racontée par un juif, et quel juif ne serait pas d’accord avec son message – malgré l’image peu flatteuse qu’elle donne du prêtre et du lévite ? Par sa réponse finale, le scribe montrait en tout cas qu’il avait compris le message. A-t-il ensuite fait de même ? La question reste ouverte. La parabole ne donne pas de réponse, peut-être parce que c’est à chacun de la donner par ce qu’il fait – ou omet de faire.Ce texte tellement connu contient beaucoup de détails qui risquent de nous échapper. Commençons par la géographie. Jérusalem se trouve à 800 m d’altitude, Jéricho est à 250 m au-dessous du niveau de la mer. C’est pourquoi on monte à Jérusalem et on descend à Jéricho. Les deux villes sont aujourd’hui reliées par une route confortable d’environ 35 km. A l’époque il fallait passer par le désert de Juda et tout particulièrement par le Wadi Quelt, des gorges profondes qui offraient des conditions idéales pour préparer une embuscade. La violence que subit le marcheur solitaire est décrite avec peu de moyens littéraires, mais ils suffisent pour imaginer la brutalité et le résultat final de ce guet-apens. Le prêtre et le lévite, pourquoi ne se sont-ils pas arrêtés ? On dit souvent qu’ils avaient peur de se rendre impurs en touchant à ce qu’ils pensaient être un homme mort. Peut-être, mais cet argument eût été plus convaincant s’ils avaient fait le trajet inverse afin de se rendre à un service au Temple nécessitant la pureté rituelle. Ou bien ils souhaitaient ne se mêler de rien, de peur de s’exposer à un risque quelconque, réaction bien connue encore de nos jours chez des témoins d’agressions.Il est certain qu’à l’origine, l’introduction de la figure du Samaritain par opposition aux deux autres a été ressentie comme une provocation inouïe. C’est peut-être même la raison pour laquelle le scribe, dans sa réponse, évite de prononcer le mot Samaritain (v. 37). On sait que ce n’est pas le seul endroit dans les évangiles où un Samaritain est montré sous un angle favorable: parmi les dix lépreux qui furent guéris, le seul qui s’en retourna rendre grâce à Dieu était un Samaritain (Lc 17, 16) et la rencontre entre Jésus et la Samaritaine est richement développée (Jn 4). Par contre, ni Marc ni Matthieu (Mt 10, 5 : « N’entrez pas dans une ville de Samaritains ») ne manifestent une vision positive des Samaritains (cf. aussi Lc 9, 52). Les dictionnaires et glossaires bibliques expliquent bien l’origine de la population samaritaine et les raisons de ses relations turbulentes avec les juifs, mais il faut bien admettre que la présence du Samaritain dans cette parabole ne nous choque pratiquement pas. Nous comprendrions mieux si, aujourd’hui, on le remplaçait par un Palestinien…De cette parabole on peut déduire qu’un non juif est capable de montrer autant de compassion qu’un juif et que, par extension, un non chrétien peut montrer autant de compassion qu’un chrétien. L’Esprit de Dieu prend des directions impénétrables.
En Inde, on raconte cette histoire : « Qui est mon prochain ? J’ai vu dans la rue un enfant tout nu, grelottant dans le froid et pleurant de faim. Je me suis fâché et j’ai demandé à Dieu : ‘Pourquoi permets-tu de telles choses ? Pourquoi ne fais-tu rien pour enlever ce mal ? ‘ Il y eut un moment de silence profond qui m’enveloppa et de ce silence surgit la voix de Dieu disant : ‘En vérité, j’ai fait quelque chose : je t’ai créé, toi’ ». Cette histoire rappelle une vérité parfois oubliée : Dieu n’intervient pas en dépit de sa création, mais en se servant de la création. Si cela est vrai pour l’ensemble de la nature, quoique d’une manière et dans une mesure qui nous échappent, c’est d’autant plus vrai pour ce qui concerne l’humanité. La parole de Dieu n’est jamais directe, comme si j’entendais littéralement une voix surgir du fond de l’univers ou de mon être. Elle est toujours indirecte, puisqu’elle passe par des paroles d’homme. De même l’action de Dieu ne se fait pas en rupture avec la nécessité attachée à la matière, y compris la matière psychique de l’âme ; elle passe par les lois physiques et psychiques de la création. Parfois les effets de cette action cachée arrivent à susciter notre étonnement, voire notre émerveillement, et même le mot miracle peut être prononcé, mais la plupart du temps nous n’y faisons pas attention. Et c’est dommage, car il y a tant de choses, tant d’événements qui, malgré leur caractère apparemment ordinaire, devraient susciter notre émerveillement. L’homme spirituel, c’est celui qui, au quotidien, est capable de s’émerveiller des choses les plus habituelles et de les transformer en louange. Il les rattache à l’action secrète de Dieu, il les discerne, après coup, comme étant des traces du passage de Dieu, mais il n’en parle pas comme s’il s’agissait de phénomènes objectifs. Ici le discernement et la discrétion vont de pair. Cela nous amène au bon Samaritain. Pour le regard de la foi, c’est Dieu qui a agi par l’intermédiaire de cet homme, sans que celui-ci en soit conscient. Son action n’était pas dictée par le souci de plaire à Dieu. Son seul souci était de secourir le misérable au bord de la route. Il ne faisait pas le bien par amour de Dieu, mais par amour de l’autre. Pour lui, le malheureux n’était pas une occasion de faire du bien, ni de montrer combien il était bon ni de manifester sa foi. Non, il aimait l’autre pour lui-même, sans chercher aucun alibi religieux, car l’autre avait besoin de lui. Il intervenait aussi spontanément et aussi naturellement qu’une maman qui prend soin de son enfant, parce que sans elle, l’enfant périra. En cela il se distinguait du prêtre et du lévite. Il est dit que ces deux notables descendaient de Jérusalem à Jéricho. Ils avaient probablement terminé leur service au Temple et se trouvaient dans un état de pureté rituelle qui les empêchait de se salir les mains. Peut-être étaient-ils même pressés : une prédication à préparer, un rendez-vous à respecter, une réunion paroissiale en vue ! Tant pis pour le reste, y compris les rencontres fortuites. Remarquons d’ailleurs l’extrême sobriété du récit, excluant toute leçon de morale : les deux hommes virent le malmené et passèrent, comme on dirait aujourd’hui, sur l’autre trottoir. C’est tout. Vint alors le Samaritain, homme sans agenda. Comme ses deux prédécesseurs il vit aussi le blessé, mais contrairement à eux, il fut pris de pitié, il fut remué jusqu’aux entrailles, ce qui, dans la Bible, n’est dit que de Dieu ou du Christ. En reprenant l’idée de l’homme comme l’instrument de Dieu, cette particularité permet de dire que c’est Dieu qui se rendit présent grâce à ce Samaritain, sans que celui-ci en eût la moindre idée. Pour lui, l’essentiel était d’agir ici et maintenant, ce qu’il fit de façon généreuse en se portant caution pour ce que l’aubergiste aurait de dépenses supplémentaires. Il est en effet des moments où il faut tout simplement agir, sans forcément tourner sa pensée vers Dieu. Comme l’écrit Simone Weil en pensant à notre parabole: « Ce n’est pas le moment de tourner la pensée vers Dieu. Comme il y a des moments où il faut penser à Dieu en oubliant toutes les créatures sans exception, il y a des moments où en regardant les créatures, il ne faut pas penser explicitement au Créateur. Dans ces moments, la présence de Dieu en nous a pour condition un secret si profond qu’elle soit un secret même pour nous. Il y a des moments où penser à Dieu nous sépare de Lui » (Attente de Dieu, p. 138). La parabole du bon Samaritain nous rappelle au moins deux choses : d’abord que l’amour du prochain, dans son sens biblique, ne se limite pas à une affaire de sentiments ou de sympathies personnelles. Il se concrétise dans l’action et englobe n’importe qui ayant besoin d’être secouru. Puis, l’amour du prochain est un moyen par lequel l’amour de Dieu se réalise dans le monde, par lequel Dieu s’approche de nous, se rend proche de nous et, finalement, devient notre prochain. Mais du coup le sens du mot prochain s’amplifie. Le prochain n’est plus seulement celui qui se trouve en face de moi, Dieu aussi est devenu mon prochain. Cette inversion du sens correspond aussi à la question finale de Jésus : « Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ? ». Le scribe de répondre : « C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui ». Autrement dit, en faisant le bien, je deviens le prochain de l’autre, et à travers moi, Dieu devient aussi, secrètement, son prochain. L’idée est donc toujours la même : Dieu se rend présent à travers nous, du moins partiellement car nous résistons toujours à nous laisser entièrement pénétrer par son Esprit. La seule exception étant, selon la Bible, Jésus qui vivait pleinement en conformité avec Dieu. C’est pourquoi, chez les Pères de l’Eglise, le Samaritain est souvent interprété comme une figure de Jésus lui-même. Or si Dieu devient mon prochain à travers les autres, Dieu n’est plus le Dieu lointain. Pour illustrer cette pensée, prenons le texte du Deutéronome ch. 30 qui parle de la proximité du commandement divin, et remplaçons le mot « commandement » par le mot « Dieu », ce qui est possible puisque Dieu et sa parole sont indissociables. Alors, en suivant littéralement le texte, nous pouvons dire que Dieu n’est pas hors d’atteinte. Dieu n’est pas au ciel, comme si nous devions chercher Dieu dans un endroit lointain. Dieu n’est pas au-delà des mers comme l’horizon inatteignable qui recule au fur et à mesure que nous essayons de l’approcher. Dieu est tout proche de moi, « dans ma bouche et dans mon cœur » pour que je mette sa volonté en pratique. Dans l’épître aux Romains ch. 10, l’apôtre Paul reprend cette citation en disant que par ma bouche je confesse que Jésus est le Seigneur et dans mon cœur je crois que Dieu l’a ressuscité des morts. Sans être fécondé par l’Esprit de Dieu, je ne pourrais pas prononcer cette confession. En effet, la foi est toujours la marque du passage de Dieu dans une vie d’homme. A nous ensuite de nous mettre à l’unisson de ce passage, à mettre en pratique la parole qui, venant du ciel et d’au-delà des mers, est devenue si proche de nous que personne n’a plus d’excuse pour ne pas l’entendre et agir en conséquence.