Notes bibliques
Je choisis de privilégier le texte de l’évangile de Luc.
Le découpage proposé va de 11b à 17, ce qui pose problème. Le récit commence au verset 10 par le retour des apôtres. Commencer en 11b, c’est oublier un motif essentiel du récit, à savoir la «concurrence» entre la foule et les disciples. Jésus promet à ces derniers un temps de repos. La présence de la foule va différer ce temps au verset 18.
En ce qui concerne la fin de notre récit en 17, elle se comprend assez bien même si la traduction de ce verset dans la Nouvelle Bible Segond (NBS) («Un jour qu’il priait à l’écart…») laisse entendre qu’il s’agit d’un autre jour. Le grec est moins suggestif : «alors qu’il se trouvait en prière à l’écart…».
En ce qui concerne les autres textes proposés :
plutôt que le texte sur Melkisedeq (Gn 14) qui oriente la lecture de Lc dans un sens liturgique, je suggère la lecture de 2 R 4,42-44 qui est certainement le récit vétérotestamentaire le plus proche de notre texte évangélique
Autre texte intéressant : 1 R 17.8-16
Ces deux textes soulignent qu’en temps normal, Dieu donne la pluie et les moissons, en temps exceptionnels, il donne aussi par miracle.
Dans l’épisode raconté par Luc, nous sommes dans l’exceptionnel : concours de circonstance qui fait que Jésus, les disciples et la foule se trouvent dans un endroit désert
L’arrière plan juif du récit renvoie également à la figure de Moïse signifiée par la redondance du chiffre 5 qui indique peut-être le Pentateuque (5 pains pour 5000 hommes répartis en 100 groupes de 50 !). La fin du texte et la récolte des 12 paniers (pour les 12 tribus d’Israël ?) renforce cette possible référence.
Arrière plan synoptique
Le récit de Luc est plus ramassé que celui de Mc ce qui a permis à certains de supposer qu’il reflétait un état plus ancien du texte. L’essentiel pour Lc semble le rassasiement de la foule et la conviction que Dieu n’abandonne pas son peuple dans un temps de détresse
Quelques indications verset par verset
-v. 10 : «s’en retournèrent» : chez Luc le verbe est courant pour signaler qu’il vient de se passer quelque chose d’important : baptême de Jésus (4.1), guérison du serviteur (7.10) ou du lépreux (17.15) et surtout mort et résurrection du Christ (23.56 ; 24.9, 33)
«se retira» : seule autre référence dans le NT en Lc 5.16 : Jésus se retire dans le désert pour prier
-v. 11 : «suivirent» = c’est le verbe du disciple voir 5,28
-v. 12 : «le jour baisse» comme en 24 : 29 à Emmaüs
-v.13 s’asseoir = encore un verbe du récit d’Emmaüs (24.30) mais aussi de la parabole du festin (14.8). Verbe propre à Luc
-v 17 : le rassasiement est ce qui est promis aux affamés dans les béatitudes (Lc 6.21) et ce qui était refusé au pauvre Lazare (16,21)
Pistes de prédications
1 – le point de vue des disciples
Jésus voulait être dans un endroit désert loin de la foule, c’est elle qui s’impose au groupe. Alors que les disciples sont étonnamment muets jusqu’à ce qu’ils viennent rappeler les réalités concrètes obligeant le maître à renvoyer la foule, Jésus est seul à prendre cette foule en charge et à l’enseigner. La réponse de Jésus aux disciples les oblige à prendre le relais. Ainsi en va t-il souvent de nos Églises qui ne tiennent pas vraiment à voir les autres intervenir dans nos affaires et s’intéresser à l’évangile. Comme les apôtres nous partons parfois dans de grands élans d’évangélisation, mais que se passe-t-il lorsque la foule des personnes en difficultés vient frapper à notre porte. Que sont nos cinq pains et nos deux poissons face aux colossaux problèmes du chômage, de l’environnement, de la Torture… ? Quelle signification pourtant cela aurait-il de partager nos pains et nos poissons entre nous, en nous cachant de la foule ?
2 – la piste liturgique
C’est celle qui nous est suggérée par les autres textes (Gn 14 et 1 Co 11) elle me paraît difficile à suivre. Le récit fait plus allusion à la période du désert et à l’épisode de la manne, comme symbole du partage qu’à celui du repas de la Pâque repris dans le récit du repas du Seigneur. Dans le récit de Luc 11, il n’y a pas de vin mais 5 pains différents alors que 1 Co 11 souligne l’importance du pain unique partagé entre tous… Si toutefois, on tient à emprunter cette piste, sans doute faut souligner le parallèle avec Lc 24 et le récit d’Emmaüs situé lui aussi à la tombée de la nuit après que Jésus ait longuement enseigné ses compagnons. Mais à la différence de Lc 24, il s’agit ici d’un repas pour tous donné non seulement à ceux qui croient mais surtout à ceux qui ont faim.
3 – la piste du partage
C’est celle que je développe dans la proposition de prédication à partir de l’expression qui ne se trouve pas dans le récit de «multiplication des pains». C’est François Bovon dans son commentaire qui propose «distribution du pain». Ce qui me semble proposer une perspective intéressante alors que nous sommes toujours dans le domaine du toujours plus.
Enfin pour terminer ces notes je suggère trois interprétations qui permettraient de rendre compte de ce qui s’est passé ce jour-là :
Ce qui a été partagé a effectivement changé de volume = on se trouve alors dans la reprise du miracle de la manne ou de ceux des prophètes Élie et Élisée.
Chacun a mangé un tout petit peu de ce qui fut partagé et cela lui suffisait : on aurait eu alors l’équivalent de nos saintes cènes et eucharisties que nous appelons «repas» : le symbole est plus nourrissant que le réel.
Chacun avait de quoi manger mais personne n’a osé le faire dans son coin de peur de susciter la convoitise ou d’être obligé de partager avec les autres : le fait que Jésus accepte de partager le peu qu’il avait et qu’il donne l’exemple a mis à bas toutes les prévenances des uns et des autres. Ils sont passé d’une attitude de repli à l’ouverture aux autres.
Actualisation on peut rappeler si on prend la piste du partage ces chiffres concernant les ressources de la planète : En admettant que la population mondiale reste stable, il faudrait pour assurer une égalité entre tous que chacun puisse se contenter des produits issus de la culture de 1,4 hectares de terre or :
– chaque européen consomme en moyenne l’équivalent du produit de 4,5 hectares,
– un canadien 7,2 hectares,
– un citoyen des États Unis consomme en moyenne l’équivalent du produit de 9,6 hectares de culture (sources WWF cité par Serge Latouche, pour une société de décroissance, Monde Diplomatique, novembre 2003, accessible sur le net)
Prédication
Textes retenus 2 R 4, v.42 à 44, Luc 9, v.10 à 17
Nous venons de lire un récit de «multiplication des pains».
Quelle drôle d’idée d’appeler ainsi ce type de récit !
Le verbe «multiplier» ne s’y trouve pas. Jésus ne «multiplie» pas, il partage. Or partager c’est diviser, le contraire de multiplier. Dirons-nous qu’il s’agit d’une «division des pains» ? L’idée ne serait pas si mauvaise à condition d’ajouter qu’il ne s’agit pas seulement de division mais aussi de distribution puis de récupération des morceaux recueillis dans des grands paniers (le mot grec des évangiles a donné notre mot «couffin») mis de côtés pour certainement être redistribués. En effet j’imagine mal Jésus et ses disciples parcourir les routes de Galilée avec de grands couffins remplis de morceaux de pains sur les épaules. Ce pain il n’a pas été perdu pour tout le monde.
Mais «division», cela sonne mal surtout dans nos sociétés fortement divisées. «Division» est pour nous synonyme de «querelle». Interpréter ce texte dans le sens d’une division des pains, ne serait-ce pas en faire une prophétie de ce que deviendra l’Église divisée puis subdivisée à coup d’excommunications ? Alors plutôt que d’avoir à constater nos divisions, nous préférons voiler le texte d’un voile pudique de miracle et nous disons «multiplication des pains».
Mais si nous préférons parler de «multiplication des pains», il faut alors prendre conscience que nous passons d’une thématique de la division mais surtout du partage et de la distribution à une thématique de l’abondance qui pourrait basculer dans le gaspillage. À quoi bon faire des économies de pain ou d’énergie si nous croyons en un Dieu qui peut à tout instant multiplier les pains et les ressources énergétiques quand se profile à l’horizon des lendemains de pénurie. Heureusement Jésus ou quelques disciples économes ont eu l’idée de ramasser ce qu’il y avait en trop pour le donner à ceux qui n’en avaient pas eu. Il n’y a pas eu de gaspillage ce jour-là. Il n’y a pas de fondement scripturaire au gaspillage des ressources que Dieu nous donne en partage.
Il n’en est pas moins vrai que l’idée de multiplication nous plaît parce qu’elle nous arrange. Elle conforte en nous une conception de Jésus comme prestidigitateur. Regardez-le mais vous ne verrez rien. Il parvient à nourrir une telle foule avec si peu de nourriture ! Et pourtant Jésus n’avait ni baguette ni chapeau haut de forme. Eut-il eu un chapeau qu’il en aurait tiré non seulement du pain et des poissons mais des colombes, des fruits et du vin… ! Je me souviens d’avoir assisté à un spectacle de Robert Hossein sur «Jésus». Juste avant l’entracte se jouait la scène de la «multiplication des pains» : les acteurs disciples distribuaient du pain aux centaines de spectateurs présents. Il n’y avait pas de miracle mais simplement de grandes manches aux robes des comédiens, des manches bien utiles pour y cacher des petits pains appréciés de tous. Ces pains étaient en quelque sorte au spectacle sur Jésus ce que sont les esquimaux aux séances de cinéma. Est-ce le sens de notre texte de ce jour ?
Non. Car notre texte n’est pas un récit de multiplication des pains mais de partage des pains et des poissons. Ce n’est pas seulement une question de mot ou d’image, il s’agit de notre compréhension du rôle et du message de Jésus. Pour réussir un numéro de multiplication des pains, il faut à Jésus, comme à tous les prestidigitateurs, un truc. Le «truc» de Jésus, c’est qu’il est le Fils de Dieu. Nous aussi nous sommes des enfants de Dieu, mais Lui, Il est le «Fils Unique de Dieu». Cela lui confère un certain nombre de pouvoirs dont celui de multiplier les pains et les poissons. Nous, nous ne pouvons pas ni nous ne savons faire cela. Le pain il nous faut l’acheter ou le cuire nous-mêmes. Il nous faut le gagner et telle pourrait être la leçon d’un récit de multiplication des pains que seul Jésus multiplie les pains alors que nous devons nous contenter d’acheter le nôtre. En d’autres termes, Jésus est totalement différent de nous et nous ne serons jamais comme lui. Il n’est pas des nôtres et nous ne sommes pas les-siens.
Mais que se passe-t-il si, comme le laisse entendre le texte, Jésus ne multiplie pas mais partage le pain. Est-ce que le symbole reste le même ?
Si Jésus divise et partage, il n’est, ce jour-là, ni le seul ni le premier à le faire. Jésus partage parce que déjà il a reçu. Or s’il a reçu c’est qu’un autre a donné, un autre a partagé avant lui et pour lui ! Les cinq pains ne sont pas sortis tout cuits de ses manches. Ils ne sont pas non plus tombés du ciel ! L’évangile de Jean signale qu’un garçon avait accepté de partager ce qu’il avait. Son geste était complètement dérisoire. On ne nourrit pas 5000 hommes avec 5 pains ! Mais c’était un commencement et Jésus partagea un peu plus ce qui avait déjà été partagé. Jésus est donc un des maillons de cette chaîne de partage. Il est précédé par le garçon inconnu et suivi par les disciples qui distribuent le pain à d’autres encore et ces autres à la foule. Or dans cette chaîne, qui peut dire à quel moment ou entre quelles mains les pains sont-ils devenus suffisamment nourrissants pour la foule ? Qui a «fait» le miracle ? Personne ne le sait et le miracle n’est localisable. Le miracle en tant signe de l’amour de Dieu n’apparaît pas à tel ou tel moment de la distribution. Il apparaît aux yeux des lecteurs quand tout est terminé. Il n’est lisible que rétrospectivement, quand on quitte la scène et qu’on regarde dans le rétroviseur. Il apparaît quand on est amené à se poser la question : «comment se fait-il qu’on ait pu nourrir autant de gens avec si peu de pains et de poissons ?». Dans cette histoire, Jésus n’apparaît que comme un des acteurs. Il est totalement comme nous et nous, nous pouvons, si nous entrons dans cette chaîne de solidarité nous imaginer semblable à lui. Il est des nôtres. Nous sommes les-siens. C’est pour cela qu’il est essentiel que nous apprenions à relire ces récits comme des récits de partage et non de multiplication.
Or la multiplication, nous savons le faire. Nous savons mieux que Jésus multiplier les pains et les poissons. Nos savons traquer les bancs de poissons et élever dans le Nil des perches en grand nombre qui se retrouvent très vite sur les étals de nos supermarchés. Nous savons inonder les marchés du monde de nos produits moins chers que les leurs si bien que l’on s’étonne d’apprendre en ces temps de grande abondance qu’il y a encore des zones de famine, des peuples sans eau et sans grain. Si la question des disciples de Jésus pouvait être «comment nourrir tant de gens avec si peu», la question que nous devons nous poser est certainement celle-ci : «comme parvenons-nous à ne pas nourrir tout le monde avec tant de gaspillage».
C’est peut-être qu’ayant appris à multiplier à l’infini, nous n’avons pas bien compris la nécessité de partager, de diviser, de redistribuer.
On estime qu’il y a actuellement 800 millions de personnes sous alimentés dans le monde. Les deux tiers de ces gens sont des petits paysans qui ne peuvent ni vivre de leur production ni assurer l’approvisionnement de leurs voisins du fait de la concurrence des produits importés et de la baisse des cours mondiaux. C’est ainsi que triomphe un modèle axé sur la notion de multiplication, de « toujours plus », de « sortie de crise par la croissance ».
Relisant ce texte de l’évangile de Luc, je m’interroge sur ce modèle et sur la possibilité d’autres choix, sur l’invention d’autres manières de partager.
Autrefois, dans la Campagne de Galilée, un peu loin de tout, Jésus et ses disciples ont du faire face à un important problème d’intendance. Ensemble, avec la foule ils ont mis en œuvre le partage.
Croyez-le si vous voulez : ça a marché.
Amen