Notes bibliques

Certains prédicateurs aiment bien tenir compte des trois textes proposés dans la liste des lectures bibliques dominicales. C’est d’ailleurs un héritage de la pratique synagogale où le hariza désignait une prédication qui commente les trois parties du tanakh, abréviation courante dans le judaïsme de la t(or)a (la Loi), de na(vi) (au pluriel néviim, les prophètes) et de k(étouvim) (les autres écrits), donc de ce que nous appelons l’Ancien Testament. La première prédication après Pâques, celle de Jésus en route vers Emmaüs avec les deux disciples, en est un illustre exemple (Lc 24, 27-28).
S’agissant des trois textes du jour, il faut bien chercher pour trouver un lien naturel entre Hébreux 5, 1-6 et les deux autres péricopes. C’est pourquoi ces notes porteront sur l’évangile, avec quelques allusions à Jérémie.

Avant de commencer, il convient de dire quelques mots sur la Fête de la Réformation placée le dimanche qui précède ou qui suit le 31 octobre, date à laquelle Luther, en 1517, afficha à la porte de l’église du château de Wittenberg ses 95 thèses sur les indulgences, événement en lui-même pas très important, mais qui devint assez vite le symbole du point de départ de la Réforme. Surtout à partir du 17ème siècle, cette Fête fut souvent marquée en Allemagne par les paroisses protestantes, notamment luthériennes. En France, la Société de l’Histoire du Protestantisme français proposa en 1866 d’instituer un culte qui serait célébré le 1er novembre, comme le faisaient déjà les luthériens d’Alsace. Cette proposition fut bien accueillie et pendant longtemps, la Fête de la Réformation fut célébrée dans beaucoup de paroisses réformées. A cet effet la liturgie « verte » de 1963 prévoyait encore un culte spécial, mais aujourd’hui il semble que cette coutume soit beaucoup moins répandue, et la nouvelle liturgie réformée de 1996 (la « jaune ») n’en fait pas mention.

Il serait cependant dommage de laisser complètement tomber ce culte, dont le but n’est pas de glorifier le protestantisme, mais de commémorer une histoire religieuse particulière et de réfléchir sur l’apport spécifique que peuvent apporter les Eglises luthériennes et réformées pour enrichir la symphonie œcuménique. Cette année le premier dimanche après le 31 octobre coïncide avec la Toussaint. Il vaut donc mieux placer une telle célébration le dimanche 25 octobre, d’autant plus que l’évangile du jour se termine par ces paroles que Jésus adresse à Bartimée : « Ta foi t’a sauvé », rappelant ainsi un des principes fondamentaux du protestantisme : par la foi seule ou sola fide.
Le récit de Marc a deux parallèles : Matthieu 20, 29-34 et Luc 18, 35-43, avec des détails différents. Le lieu est toujours Jéricho (chez Luc, l’action a toutefois lieu avant l’entrée dans la ville). La prédication proposée contient quelques indications sur l’importance biblique de cette ville.

Autre différence : Matthieu parle de deux aveugles, Marc et Luc d’un seul, qui porte un nom uniquement chez Marc (cf. la prédication).
Le nom principal donné à Jésus est « fils de David » (qui ne figure pas parmi les treize noms de Jésus cités dans le premier chapitre de l’évangile selon Jean). C’est un nom messianique enraciné dans les attentes d’un nouveau David qui rétablirait la gloire d’Israël. C’est là qu’on peut entendre un lointain écho du texte de Jérémie annonçant que le Seigneur délivrera son peuple de la captivité babylonienne et qu’au milieu de cette foule immense, on trouvera des aveugles et des boiteux. Lorsque Jésus guérit un aveugle, c’est donc un signe précurseur de ce temps eschatologique, cf. aussi Mt 11, 4-6. Dans la foulée, remarquons aussi que la fin de la péricope de Jérémie fait dire à Dieu : « Oui, je deviens un père pour Israël ». C’est un des passages de l’Ancien Testament qui montre que l’image de Dieu comme père n’est pas réservée au vocabulaire de Jésus.

Jésus est aussi appelé le Nazaréen (Marc) ou le Nazôréen (Luc). Cette appellation assez fréquente a donné lieu à différentes hypothèses, mais le plus naturel est de suivre les évangélistes qui l’ont comprise littéralement comme désignant quelqu’un originaire de Nazareth, village jamais mentionné dans l’Ancien Testament.
« Aie pitié de nous » – c’est le Kyrie éléison grec (ou le Miserere nobis latin), d’origine vétérotestamentaire, qui a survécu dans nos liturgies comme l’expression éternelle du cri de détresse qui s’élève vers Dieu.
« Confiance (cf. Mc 6, 50), lève-toi (cf. Mc 2, 9-12) ». Le verbe est le même qui est très souvent employé pour désigner la résurrection de Jésus (cf. la prédication).
« Rabbouni », seulement ici et en Jean 20, 16 (Marie-Madeleine au tombeau) comme une forme accentuée de rabbi qui montre que Jésus a été considéré comme un sage, un maître qui enseignait la volonté de Dieu révélée dans la Loi de Moïse.
« Ta foi t’a sauvé ». Luc, partiellement en parallèle avec Marc et Matthieu, transmet quatre fois cette parole de Jésus : Lc 7, 50 (la pécheresse dans la maison de Simon le pharisien) ; 8, 48 (la femme qui souffrait d’hémorragies) ; 17, 19 (le dernier des dix lépreux guéris) ; 18, 42 (notre texte). Pour son interprétation, se rapporter à la fin de la prédication.

 

Prédication

Les évangiles ne sont pas innocents. Derrière la description pure et simple des événements se cachent d’autres perspectives. Chaque récit dit plus que ce qu’il dit.
C’est aussi le cas pour l’histoire du mendiant aveugle Bartimée. Ce n’est pas seulement l’histoire d’une guérison, mais aussi celle de quelqu’un qui retrouve sa dignité d’homme et ensuite suit celui qui l’a sauvé.
A en croire la tradition, les dernières paroles de Luther étaient : « Nous sommes tous mendiants ». Sous-entendu : devant Dieu, tous ont les mains vides. Le seul geste convenable est d’étendre la main pour recevoir. Ou comme Paul le dit : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Co 4, 7). Voilà un antidote efficace contre la tentation de l’orgueil lorsque nous estimons avoir bien géré nos talents (qui sont tous reçus !). De toute façon, mesuré à l’aune de Dieu, le résultat final de cette gestion sera pour le moins bancal. Pour rester debout, il nous faudra plus que ce que nous serons capables de faire. Il nous faudra un soutien extérieur.

La scène en dehors des murs de Jéricho que rapporte l’évangile d’aujourd’hui illustre bien ce besoin.
La mention de Jéricho, une des villes les plus anciennes du monde (avec des restes de fondations construites il y a environ 9000 ans), n’est pas fortuite. Pour les juifs, cette ville oasis, aujourd’hui ensommeillée sous ses palmiers, était le symbole du dernier grand obstacle enlevé avant la conquête de la Terre promise. A ce propos on se souvient comment Josué fit tomber les murailles de Jéricho (Jos 6). Pour Jésus – le même nom que Josué – cette ville était devenue la dernière étape avant l’entrée à Jérusalem où la confrontation finale entre le royaume de Dieu et le royaume des hommes devait avoir lieu. Ce qui se passait aux environs de Jéricho représentait donc un avant-goût de ce qui devait se passer quelques jours plus tard dans la ville sainte. Pourquoi ? Parce que dans les deux cas, il s’agissait du salut. D’abord de celui d’un seul homme, Bartimée, ensuite de celui de l’humanité entière.

Ce fils de Timée (bar signifie en araméen « fils », comme dans Bar-abbas, « le fils du père », dont « le fils de Dieu » prit la place…) était un des milliers de mendiants en Israël. Imaginons qu’il avait sa place attitrée au bord du chemin (comme aujourd’hui certains mendiants devant la porte de nos églises) et qu’assis là, immobile, il demandait jour après jour l’aumône aux passants.
Au bord du chemin. Ce détail n’est pas fortuit non plus, car il a un sens symbolique. Cet homme se trouvait effectivement au bord de la vie. Aux yeux des autres il était déjà rangé, sur un rail ne menant nulle part. Tous les jours il entendait passer le cortège de la vie, tandis que lui-même restait dans la nuit sans une lueur d’espoir. Son destin semblait être fixé une fois pour toutes.
Comme tous les mendiants du monde, lui aussi a tendu la main. Or derrière ce geste élémentaire pour solliciter la faveur des passants s’exprime aussi le désir muet de contact humain. Lorsque, dans le métro ou ailleurs, je vois la main tendue des collègues contemporains de Bartimée, celle-ci comporte aussi une invitation : « Viens, donne-moi la tienne ». Donne-la-moi pour que je puisse me lever. Non pas pour continuer à mendier, mais pour changer de vie, aller ailleurs, rompre la fatalité.

L’accoutumance peut rendre ce désir inarticulé ou même inconscient. Dans le cas présent, il se manifeste d’abord indirectement dans ce cri : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi », répété au moins deux fois puisque des gens autour de lui le somment de se taire. Ils le considéraient en effet comme trop indigne pour prendre la parole. Or vouloir empêcher quelqu’un de s’exprimer, même s’il dérange, est signe de condescendance, car la parole est indissociablement liée à la dignité humaine, quels que soientt, aux yeux des autres, la qualité de cette parole et le statut de son porteur.

Ce qu’il faut aussi retenir dans cette histoire pleine de mouvement, c’est que Jésus s’arrête. Interpellé, il interrompt (sens du verbe latin interpellare) sa marche. Entendant ce cri de profundis, Jésus a aussitôt compris que celui-ci disait plus que ce qu’il disait. Jésus s’arrête donc pour donner l’occasion à cet homme misérable de dire davantage. Or, chose curieuse, il ne va pas à sa rencontre. Il demande aux autres : « Appelez-le ». Dès que l’aveugle entend cet appel, il se débarrasse de son manteau, bondit et vient vers Jésus. Il rejette son manteau – pas celui que portaient les philosophes de l’Antiquité comme signe distinctif, mais cette seule couverture du mendiant dans laquelle les gens pouvaient jeter des pièces, le vêtement de sa mendicité qui lui servait aussi de couverture pour la nuit. Par ce geste énergique, il rejette pour ainsi dire son identité de mendiant, son « vieil homme » dirait saint Paul. Puis, il quitte sa position immobile, la position des morts. « Il se lève », le verbe employé est celui de la résurrection. Il est comme un être ressuscité sur le chemin. Mis debout, il bondit dans son élan vers Jésus qui lui pose cette question presque superflue : « Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? ». La réponse tombe tout de go : « Que je retrouve la vue », et le dialogue se termine par cette parole de Jésus : « Va, ta foi t’a sauvé ». Ce « Va ! », Bartimée le comprend finalement comme « viens ! », car aussitôt après avoir recouvré la vue, il suit Jésus sur son dernier pèlerinage à Jérusalem. Au début il était donc assis, puis il bondit en rejetant son manteau, le symbole de son piètre état, et à la fin il continue la route avec celui qui l’a sauvé de sa misère.

Son salut ne consistait donc pas seulement dans le recouvrement de la vue. Il faisait aussi de lui un disciple, un vrai – peut-être à l’opposé des fils de Zébédée, Jean et Jacques qui, dans l’épisode précédent, ne pensaient qu’à se réserver les meilleures places autour de Jésus dans un avenir qui, d’après eux, ne pouvait être que glorieux. Ils ne pouvaient pas imaginer que peu de temps après, deux larrons occuperaient les places à droite et à gauche de Jésus.

Quel fut le destin du fils de Timée ? Personne n’en sait rien, mais les évangiles l’ont en quelque sorte immortalisé en racontant qu’il fut sauvé par sa foi. Jésus ne lui dit pas : « Moi , je t’ai sauvé ». Certes, le passage et l’action de Jésus furent déterminants pour la guérison, mais celle-ci n’aurait pas eu lieu sans la confiance de l’aveugle dans Jésus. Une confiance aveugle, diraient certains. Peut-être, dans la mesure où elle ne correspondait sans doute à aucun manuel de dogmatique, mais dans les situations les plus existentielles, la dogmatique ne sert pas à grand-chose. Elle vient toujours en retard.

Cela rappelle une parole de saint Augustin qui fait dire à Dieu : « Je t’ai créé sans toi, mais je ne te sauverai pas sans toi ». Dans le langage chrétien, le mot « sauver » a bien des facettes, mais son sens primitif est « rendre sain », sain et sauf. On pourrait le rapprocher du mot « vivre ». Etre sauvé serait alors être rendu à la vie. La vie retrouvée sous forme d’une guérison, d’une résurgence de forces insoupçonnées, d’une confiance en soi après la traversée d’un tunnel, d’une espérance qui dépasse nos faiblesses physiques et mentales et qui s’appuie sur la crédibilité des promesses de Dieu dont Jésus est l’incarnation.

Dans une perspective chrétienne, tout cela est basé sur deux fondements dont il est impossible d’inverser l’ordre. Il y a d’abord l’appel, la parole reçue qui me fait oublier mon passé ou mon état actuel. Ensuite, il y a une démarche personnelle qui me fait bondir dans la direction de cette parole porteuse de vie. Il s’agit bien d’un bond. Il existe en effet des moments où il faut savoir sauter. Non pas dans le vide, dans l’absurde, mais en suivant un chemin qui nous libère de nos hésitations, de nos peurs et de nos calculs. Ainsi la démission se transforme en mission. Nous ne sommes plus cloués au bord du chemin. Nous pouvons nous lever et choisir notre propre chemin en suivant la même direction que celui qui s’arrêta à la sortie de Jéricho.

L’évangile annonce que ceci est possible. Chaque jour il est possible pour les mendiants que nous sommes d’être rendus à la vie. Pour cela, il faut étendre la main, se vider, pour recevoir un sens nouveau de son existence, une espérance qui dépasse les multiples espoirs et qui nous porte au-delà de ce que nos propres forces et nos talents reçus peuvent atteindre. L’espérance est plus vaste que l’espoir. Celui-ci a normalement un objet bien précis, alors que l’espérance indique plutôt un horizon devant lequel les espoirs surgissent ou disparaissent, se réalisent ou sont déçus. Elle comporte un élément d’inespéré, un surcroît qu’il est difficile, voire impossible, de définir à l’avance.

« Ta foi t’a sauvé ». En ce jour, si près de la Fête de la Réformation du 31 octobre, il est normal de se rappeler que l’homme n’est pas sauvé par les œuvres, mais par la foi. S’agissant des problèmes auxquels saint Paul était confronté, et dont il parle surtout dans ses lettres aux Romains et aux Galates, cela veut dire que les chrétiens d’origine non juive n’étaient pas obligés d’observer les prescriptions strictement religieuses de la Loi de Moïse telles que la circoncision ou les règles alimentaires. Autrement dit, ils n’avaient pas besoin de passer par le judaïsme pour devenir chrétiens. Quand Paul parlait des œuvres, il pensait donc à une certaine pratique religieuse et non pas aux œuvres en général, c’est-à-dire à la morale. Pour lui, c’était l’évidence même qu’une foi en Christ sans amour pour le prochain n’aurait pas de sens. Luther disait exactement la même chose, et bien que le réformateur qualifiât l’épître de Jacques d’ « épître de paille », l’auteur de cette épître se trouve sur la même ligne en disant que « la foi qui n’aurait pas d’œuvres est morte » (Jc 2, 17). Reste à savoir que personne n’est sauvé par ce qu’il fait. La morale a ses limites. Je peux sauver d’autres par mes actes, les sauver d’une situation de détresse, mais jamais je ne peux me sauver moi-même. Pour cela, il me faut l’intervention d’une instance venant de l’extérieur. Si cela se vérifie dans la vie ordinaire, c’est d’autant plus vrai dans une perspective chrétienne qui nous fait comprendre que la foi en Christ, le sola fide, est la réponse humaine à la grâce de Dieu, le sola gratia, qui, pour nous et malgré nous, enlève ce qui nous empêche de vivre.

Ce thème, qui se décline de mille manières, devrait être abordé dans toute prédication. Terminons par un exemple qui peut l’illustrer: imaginons un prisonnier dans sa cellule. On lui annonce tout à coup qu’il est libre, que la porte n’est plus fermée à clé et qu’il peut sortir de la prison. Comment réagira-t-il ? Ou bien il n’y croit pas, et il restera dans sa cellule. Ou bien il fait confiance, il bondit, il pousse la porte et il découvre que celui qui lui avait annoncé sa libération avait dit vrai.

« Je t’ai créé sans toi, mais je ne te sauverai pas sans toi ».