Textes : Nombres 28, v. 26 à 29, v. 11 Ps 138 Ésaïe 22, v. 19 à 23 Romains 11, v. 33 à 36 Matthieu 16, v. 13 à 20Pasteur Stéphane LavignotteTélécharger le document au complet
- Ce moment est important dans l’évangile de Matthieu :
+ Pour la première fois Jésus interroge ses disciples sur son identité + Pierre confesse que Jésus est le Messie, + La suite va faire rentrer dans le récit de la passion avec Jésus qui dès le verset qui suit ce passage (v.21-23) annonce aux disciples sa mort et sa résurrection. Dans les trois évangiles synoptiques, la première annonce de la passion est précédée de cette confession de foi de Pierre.
- Cette scène se déroule dans une région – Césarée de Philippe (ville construite en 3 ou 2 avant Jésus Christ près des sources du Jourdain en hommage à Auguste) – majoritairement païenne.
- v.13 dans les trois évangiles synoptiques, Jésus se désigne toujours lui-même sous le terme de « fils de l’homme » : ce terme désigne le juge céleste des derniers jours selon l’apocalypse juive (Daniel 7.13s), mais le désigne d’une façon imagée comme étant caché pour le plus grand nombre. Ce passage montre que Jésus est à la fois le Révélateur des derniers jours (Fils de l’homme, Christ, Fils de Dieu) et un homme de chair et de sang qui a devoir faire face à sa mort.
- v.14 Derrière la variété apparente des opinions sur « qui est Jésus ? » (Jean Le baptiste, Elie, Jérémie…), il y a la cohérence de le voir comme attaché à l’histoire d’Israël, accomplissement de celle-ci, comme intervention décisive de Dieu pour le jugement et le salut des hommes. Mais si Jean Le baptiste et Elie sont des figures annonçant la fin des temps, Jérémie ne l’est pas : il est d’abord la figure d’un mélange de puissance et de souffrance. Ainsi, le fait que Mathieu le cite (ni Marc, ni Luc ne le font) induit peut-être la compréhension que Jésus (le Jésus de la Passion) n’est justement pas le Messie de tout puissance qu’attendent les juifs pour faire tomber le pouvoir romain mais l’annonce d’autre chose.
- v.15-v.16 L’usage du verbe « être » dans la question de Jésus ne pose pas la question de son essence mais de sa mission historique par rapport à son peuple et à Dieu. Pierre répond semble-t-il au nom des disciples, mais – le fait que plus loin les félicitations lui reviennent – implique qu’il y a une part d’engagement personnel dans cette réponse. Dans l’évangile de Marc, Pierre répond seulement en disant que Jésus est le Christ. Là, il est ajouté «le fils du Dieu vivant ». Cela peut être diversement compris. L’idée de filiation de Dieu veut-elle insister sur la divinité du Christ ? Est-ce l’importation d’un terme liturgique pour rendre plus solennelle la réponse au risque de l’alourdir ? Est-ce seulement une redondance avec Christ pour marquer l’insistance ? On pourra aussi souligner la citation du terme Dieu vivant, très important dans le judaïsme (Dt. 5,23 ; Ps 84,3 ; Jr. 5,2 ; Es. 37,4, etc.) qui dit l’intervention de Dieu dans l’histoire contre l’impuissance des idoles muettes.
En tout cas, les disciples répondent par des fonctions, par un rôle, par ce qu’il est pour eux dans leur vie d’aujourd’hui, par un projet d’avenir et non par des simples références au passé (la difficulté de nommer le nouveau) : il y a une projection vers demain.
- v. 17 Pierre est félicité comme un bon élève. Mais le terme bienheureux fait penser aux béatitudes et au « Bienheureux les pauvres » qui dit un bonheur transcendant en lien avec le Royaume qui viendra renverser les valeurs. Jésus appelle Pierre « Simon Bariona ». Certaines traductions le rendent par Simon fils de Jean, ce qui est fortement discutable. D’autres insistent sur le fait que Bariona correspondrait au terme appliqué aux partisans du mouvement anti-romain des zélotes qui voulaient un renversement révolutionnaire du pouvoir. Si ce terme a ce sens, il est étonnant de voir Jésus y insister alors que, certes, on l’a dit, il est messie dans ce monde, un Dieu vivant dans la vie de son peuple, mais il va lui dire qu’il n’est justement pas le messie de puissance qu’il attend.
- v. 18 ce passage a fait beaucoup polémique entre protestants et catholiques. On peut remarquer que même si Pierre est désigné, c’est Jésus qui garde l’initiative de construire l’église sur la personne de Pierre. Il n’est rien dit d’éventuels successeurs de Pierre (c’est ainsi que les catholiques désignent le pape). La communauté annoncée est à comprendre dans le contexte de l’époque : un messie a forcément une communauté, un peuple messianique. Il peut être un groupe réduit et prétendant à une certaine sainteté, une élite (l’ekklésia, l’église, pourrait se traduire par « les appelés ») comme dans le cas de la communauté de Qumran. Pour l’opinion juive courante, les membres de la communauté messianique des derniers jours ne pouvaient être retenus dans la mort.
- v. 19 Dans l’Ancien Testament, l’idée des clefs ne fait allusion ni à un portier (de l’enfer), ni à des secrets à livrer mais à une autorisation, un pouvoir fondé sur un enseignement : Pierre semble acquérir un pouvoir d’enseignement et de confesseur qui met les hommes en situation de se positionner par rapport au Royaume (et donc de désirer y rentrer ou pas), comme lui a dut se positionner face à la question de Jésus sur son identité. Mathieu 18,18 laisse à penser que ce pouvoir ne lui est pas réservé mais appartient l’ensemble des apôtres. Ce pouvoir avait un sens plus réduit dans le judaïsme de l’époque que le sens qu’on lui donne souvent en lisant ce texte : il s’agit d’absoudre les péchés, d’interdire ou de permettre, d’être exclu ou (ré)admis dans la communauté. C’est à comprendre dans un fonctionnement communautaire encore très empreint des règles de la loi juive.
- V. 20 Jusque-là cette interdiction de dévoiler l’identité de Jésus s’appliquait aux malades qui avaient profité de ces miracles. Là, cela concerne les disciples. Pourquoi ce silence ? Parce qu’il n’était pas Messie et refusait cette dignité ? Pour justifier qu’il n’amenait pas la fin des temps à la manière juive ? Pour éviter de rallumer l’agitation nationaliste ? Peut-être sans doute parce que pour l’instant, tout n’a pas été dévoilé aux disciples et qu’ils n’ont pas encore tout compris : il reste la question essentielle et en même temps la plus difficile de la mort et de la résurrection.
Dire le nouveau. Qu’il est difficile de trouver les mots pour désigner les choses vraiment nouvelles quand elles arrivent ! Quand au XVIe siècle, Luther puis Calvin ont fait naître la Réforme, il a été bien difficile de savoir comment nommer ce qui arrivait. Et aujourd’hui, la diversité des termes dont nous avons hérité le traduit encore : protestants ? Évangéliques ? Huguenots ? Parpaillots ? Réformés ? On le voit dans les débats sur le monde nouveau dans lequel nous fait rentrer la question écologique : comment désigner le nouveau mode de vie et de production dans lequel nous serons amenés à nous engager si nous ne voulons pas être victime des catastrophes climatiques et de l’épuisement des ressources naturelles et de la diversité écologique ? Développement durable ? Développement soutenable ? Décroissance ? Croissance verte ? Écodéveloppement ? Pas facile de trouver les mots, et pourtant, sans mot pour désigner, pour appréhender, pour réfléchir, comment réussir à penser ce qui nous arrive ? Imaginez donc pour les disciples et les contemporains de Jésus la difficulté à penser ce qui se passe sous leurs yeux. Comment désigner cette radicalité nouvelle qu’est la venue de Jésus ? Jésus demande a ses disciples comment « les gens » le désignent. Et pour la population, le plus évident, c’est de penser avec des catégories qui existent déjà, des figures, des personnages qu’ils connaissent et qu’ils ont déjà rencontré : Jean Le Baptiste, Elie, Jérémie. Mais le risque, c’est d’enfermer Jésus dans ce qui a déjà existé, alors que ce qu’il amène est complètement nouveau. Ainsi, quand « les gens » évoquent Elie, cela traduit que Jésus entrerait effectivement dans le raisonnement dominant du judaïsme : le judaïsme pense que quand Elie reviendra à la fin des temps, ce sera dans la puissance, avec une armée d’anges, pour faire tomber le pouvoir romain, arrêter l’histoire et faire rentrer dans le Royaume. C’est sans doute ce qu’attend Pierre, lui qui est désigné par Jésus sous le terme de Pierre Bariona, ce qui dirait peut-être qu’il est proche du mouvement révolutionnaire des zélotes, qui espérait l’arrivée de ce Messie fort qui ferait tomber les pouvoirs, et d’abord la domination romaine, avant que n’arrive le Royaume de Dieu. Mais en même temps, les gens citent Jean Le Baptiste et Jérémie. N’est-ce pas que dans l’usage des figures anciennes pointe déjà le nouveau ? Que le peuple a déjà perçu que Jésus n’était pas tout à fait comme les autres ? Qu’il ne rentrait pas complètement dans leurs catégories ? Jean Le Baptiste, c’est celui qui annonce que, si le Royaume va arriver sous peu, le changement fondamental il est à faire sans attendre le Royaume, il est à faire pour chacun dans sa vie, il est d’abord un changement intérieur de chacun. Jérémie, c’est un prophète qui n’annonce pas particulièrement l’arrivée de la fin des temps, mais c’est d’abord un prophète souffrant – vous savez les fameuses Jérémiades – qui est prêt à souffrir pour Dieu et la justice. L’évoquer, c’est déjà pressentir que Jésus va lui aussi souffrir, qu’il est aussi un prophète de fragilité, de douceur et de douleur. Et alors, les disciples, arrivent-ils à trouver d’autres mots pour désigner la nouveauté ? La question est posée aux disciples et c’est Pierre qui répond. Parle-t-il au nom des disciples ? Peut-être. Mais comme c’est lui qui est félicité, on peut penser qu’il y a une part d’engagement de sa part, d’appréciation personnelle. Peut-être est-ce une nouvelle évolution : d’une question posée aux gens en général, on passe à une question posée au groupe restreint des disciples, puis c’est un individu qui répond. Cela pourrait dire que la réponse sur « qui est Jésus ? », est d’abord une réponse que chacun doit donner personnellement. Que face à la nouveauté en général, aux changements dans le monde ou dans nos vies, et à la nouveauté radicale de Jésus particulièrement, on ne peut pas se cacher derrière les réponses collectives, nous devons trouver une réponse qui est la nôtre, qui traduit non seulement comment nous comprenons les choses, mais comment nous nous engageons face à cette nouveauté. Que répond Pierre ? Il dit Christ, ce qui veut dire Messie, fils de Dieu, fils du Dieu vivant. Il dit des choses importantes, qui engagent, qui font prendre des risques. Il confesse que Jésus n’est pas seulement un rabbin doué, ou original, ou iconoclaste. Qu’il n’est pas seulement un prophète venu dénoncer les injustices. Il est bien LE messie, celui de la fin des temps, celui traditionnel du judaïsme, Elie qui revient. Il est LE fils de Dieu. Il a une dimension divine. Une divinité qui intervient dans la vie de son peuple maintenant, Dieu vivant, et pas seulement idole distante qui ne change rien. Il dit des choses importantes, et en même temps, il reste dans une vision classique : Le Messie puissance, le Messie qui va faire tomber les puissances du monde et annonce la venue du Royaume. Et Jésus ne va pas être ce Messie là. Le Royaume ne va pas advenir immédiatement. Il va être arrêté, torturé, crucifié, ressuscité. C’est autre chose qui va se passer avec Jésus que ce à quoi tout le monde s’attendait. Et les pouvoirs qu’il lui donne à Pierre – l’histoire des clés, ceux qui sont exclus et de ceux qui ne sont pas – sont des fonctions classiques que l’on donne dans le judaïsme à un chef de communauté : enseigner, dire ce qui est autorisé de faire ou pas, exclure temporairement ou définitivement, réintégrer ou pas un membre suivant ces comportements, etc. Pierre, en même temps confesse que Jésus est Messie, et en même temps, il semble ne pas saisir toute la nouveauté de la façon qu’a Jésus d’être le Messie. Jésus pourrait lui dire qu’il se trompe, qu’il n’a pas tout compris. D’ailleurs, quand il demande sévèrement à ses disciples de ne pas répéter qu’il est le disciple, n’est-ce pas justement pour qu’il ne diffuse pas une idée fausse de sa façon d’être Messie ? Jésus ne lui dit pas non plus qu’il se trompe pour une autre raison : pour l’instant, il ne leur a pas encore annoncé qu’il allait mourir et ressuscité. Il le fait juste après le passage que nous avons lu, à partir du verset 21. Difficile de leur reprocher de se tromper alors qu’ils n’ont pas eu encore toutes les informations ! Jésus est finalement très pédagogue dans sa façon de faire avancer les choses. Il sait que face à la radicalité de la nouveauté qu’il amène, difficile de tout faire comprendre d’un coup. Il sait gré à Pierre et aux disciples de prendre le risque d’une réponse, de prendre le risque d’une réponse personnelle et de ne pas se cacher derrière la réponse collective. Il leur sait gré de déjà avoir compris, intégré, confessé, qu’il était le Messie, le Christ. Il ne dit pas : « vous n’avez qu’à moitié compris ». Il dit : « vous avez déjà compris ça ». Il les rassure avant de les entraîner dans d’autres révélations – la mort et la résurrection – qui vont être encore plus dérangeantes. Il ne dit pas que les mots qu’ils emploient pour désigner le nouveau sont faux ou insuffisants. Il prend acte qu’au stade où ils en sont, ce sont les meilleurs mots pour désigner ce qu’ils ont compris de la nouveauté. Pas plus qu’il ne dit que les mots du peuple – Jean Le baptiste, Elie, Jérémie – sont trop étroits, il ne dit que les mots de Pierre – Christ, fils du Dieu vivant – sont insuffisants. Il sait que plus tard, bien plus tard, ils sauront le confesser comme le ressuscité et que ce mot dira bien mieux la radicalité nouvelle qu’il représente. Ainsi, il nous est présenté un chemin réaliste et généreux face à notre façon d’appréhender, de nommer, de dire, de comprendre la nouveauté. Et si cela concerne la nouveauté de Jésus, de Jésus dans nos vies, de la foi, de notre rapport à Dieu, cela concerne aussi sans doute toutes les nouveautés qui nous secouent dans nos vies réelles, car Jésus est Dieu vivant, Dieu dans nos vie. Et nous sommes confrontés à bien des nouveautés. On pourrait penser à notre pays qui est de plus en plus divers en religions, en couleurs de peau, en habitudes de vie. On pourrait penser aux bouleversements économiques et sociaux qu’entraîne la mondialisation. On pourrait penser aux changements de nos modes de vie qu’entraîne la question écologique. On pourrait penser au désarroi de beaucoup de parents sur l’évolution des enfants ou des adolescents. Il ne nous est pas demandé de tout comprendre d’un coup, de trouver immédiatement les bons mots qui désignent ce que nous vivons. C’est un chemin réaliste que nous propose Jésus car il sait que nous allons comprendre pas petit bout, au fur et à mesure. Que plus nous comprendrons, plus nous aurons la capacité à agir, à être acteur, à nous positionner, à choisir, comme Pierre est amené à se positionner de différentes façons, y compris les pires, quand plus tard, il reniera Jésus. Et au fur et à mesure du temps, au cours du temps, nous changerons nos mots, nos façons de dire, nos façons de comprendre. Comme Pierre et les disciples confesseront de différentes manières, nous sommes invités à accepter, tranquillement, sans honte, en étant heureux, que face aux nouveautés de nos vies, nous allons, nous pouvons nous aussi évoluer, changer les mots que nous utilisons, les raisonnements que nous avons. Ce ne sont pas des reniements, des retournements de vestes, c’est le chemin logique face à la nouveauté, qui est souvent difficile à comprendre, qui d’ailleurs change en permanence et donc oblige à changer en permanence la compréhension que nous en avons déjà. Jésus est un Dieu vivant qui nous invite à être dans le vivant, c’est à dire ce qui s’adapte, se crée, change. Et cette invitation dans le choix de nos mots, dans des interprétations que nous serons amenés à remettre bien des fois sur le métier, elle nous est faite personnellement, c’est à chacun personnellement qu’est faite l’invitation à prendre le risque de dire, sans se cacher derrière ce que disent les autres, le quand dira-t-on, l’opinion, la mode. C’est un chemin réaliste qui prend en compte nos difficultés face à la nouveauté. Mais c’est un chemin généreux que nous propose Jésus. Face à Pierre qui ne dit les choses que partiellement, que de manière insuffisante, il lui dit « bienheureux » et lui donne une mission, une fonction. Pensons donc aussi que Jésus est là, et quand je me positionne, que je prends le risque de dire comment je comprend les choses, en sachant que je les comprend imparfaitement et que je serai sans doute amené à les comprendre différemment plus tard, il m’est dit « bienheureux » et je suis invité à rentrer en mouvement, à être en route, à prendre comme Pierre mes responsabilités. C’est le chemin de la vie, c’est à dire de la métamorphose permanente. C’est pour cela qu’il n’est pas le Dieu qui juge, il est le Dieu qui compte comme juste même quand nous savons que nous ne le sommes pas complètement, il est le Dieu vivant qui nous invite à être vivants.