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« Une Église de témoins : localement, quels leviers concrets ? »

Une analyse

Au moment de la création de l’Eglise protestante unie en 2013, nous avons pu constater un véritable élan dans l’Église, avec de nouvelles initiatives selon le désir d’être « une Eglise de témoins ». En même temps, beaucoup de paroisses vivent avec un sentiment constant de fragilité, de saturation et d’épuisement. Beaucoup de lieux se trouvent devant une grande perplexité : pourquoi n’arrivons-nous plus à transmettre comme avant ? Pourquoi n’y a-t-il plus le même niveau d’engagement qu’autrefois ? Comment renouveler notre communauté plutôt vieillissante ? Où sont passés les enfants, les jeunes ?

L’Église se trouve ainsi devant un enjeu majeur : assumer son identité d’Église de témoins, tout en accompagnant les réalités diverses de terrain. Notre souci principal doit être d’avancer ensemble, en aidant toutes les communautés à entrer dans une logique missionnaire, mais en fonction de chaque contexte local.

Cette préoccupation rejoint un deuxième élément d’analyse externe. La fragilisation de nos paroisses est en partie le résultat d’une société en mutation. Les formes de transmission avec lesquelles on était à l’aise ne fonctionnent plus, les rapports entre personnes changent, les formes d’appartenance évoluent. Pour des institutions, comme l’Eglise, ce changement est déstabilisant, car nos structures sont mal adaptées à ce mouvement perpétuel.

Notre contexte interne et externe nous invite donc à renouveler notre manière de penser et d’agir pour mieux assumer notre mission. Devant ce défi, nous pouvons nous enrichir de l’expérience d’autres Églises, et notamment de l’Église d’Angleterre.

 

Un exemple

L’Église d’Angleterre se trouve également interpelée par les évolutions sociales, qui remettent en cause sa position traditionnelle dans la société anglaise.
Pour illustrer la situation, regardons ce graphique :

L’analyse présente trois types de population. Les deux premiers segments (bleu et vert) représentent ces personnes ayant un lien plus ou moins actif avec l’Église. Il s’agit de celles qui fréquentent l’Église au moins une fois par mois, ou qui sont en contact régulier avec l’Église. Ces personnes, les « churched », constituent 20% de la population. Les deux prochains segments (rouge et mauve) sont les « de-churched », c’est-à-dire les distancés de l’Église, ceux qui ont suivi le catéchisme étant jeune, ou ont grandi dans la culture de l’Église. Ils peuvent être touchés par les actions de l’Église parce qu’il reste un lien, quoique faible. Il s’agit là de 40% de la population. Ceux qui restent sont des « non-churched », ceux qui n’ont aucun lien avec l’Église, et qui n’en ont jamais eu.

La question est : comment atteindre avec l’Evangile cette partie de la population qui n’est pas touchée typiquement par les activités d’Église qui attirent soit des membres déjà engagés, soit ceux qui sont sur le seuil ? Ces statistiques datent de 1998. Plus récemment en 2012, un nouveau sondage a estimé que la partie « non-churched » constitue aujourd’hui 60% de la population (le nombre de personnes ayant eu une éducation religieuse dans l’enfance étant par contre en diminution constante). D’où une vraie interrogation par rapport au rôle de l’Église dans une société qui change.

 

Pour mieux comprendre la situation, nous pouvons comparer deux illustrations :

Cette première illustration présente la place traditionnelle de l’Église, où des gens se tournent vers elle au moment d’un besoin particulier. On s’adresse à l’Église même si on ne la fréquente pas souvent. C’est déjà une occasion d’évangélisation. Dans ce modèle, l’Église agit comme un récipient pour recevoir les gens qui se tourne vers elle. L’enjeu ici est de pouvoir accueillir ces gens, parce qu’ils ne viennent pas régulièrement.

 

 

 

  

Mais le problème aujourd’hui est que l’Église ne se trouve plus dans cette configuration. Elle est plutôt comme ceci :

S’il y a encore des gens qui se tournent vers l’Eglise en cas de besoin, pour la majorité de la population ce n’est pas là qu’ils vont naturellement se tourner. L’enjeu de l’Eglise n’est donc pas seulement d’accueillir ceux qui viennent, mais de sortir des murs pour rejoindre ceux qui n’ont pas de lien avec la communauté chrétienne, pour partager l’Evangile avec eux, et pour faire Eglise avec eux. De ce constat est venu en Angleterre il y a 10 ans, le concept d’une « Mission Shaped Church », une Eglise façonnée par et pour la mission.

En Angleterre, ce souci a conduit au démarrage de nombreuses expérimentations « missionnaires » qui cherchent à entrer en résonance avec des publics sans contact avec l’Eglise dans ses formes traditionnelles. Ces initiatives seront appelées des « Fresh Expressions » d’Eglise. Mais leur développement a créé un dilemme important pour l’Eglise d’Angleterre : ces initiatives ont-elles leur place à l’intérieur ou à l’extérieur des structures de l’Eglise historique (jusque là articulées autour des paroisses) ? La question est d’autant plus pertinente que 80% de ces « Fresh expressions » ont démarré comme une initiative émanant de paroisses déjà existantes. Est-ce qu’on met de côté ces nouvelles initiatives, parce qu’elles n’entrent pas dans le cadre, ou est-ce qu’on les encourage ? Dans lequel cas, comment articuler le lien avec les paroisses ?

Un rapport d’Eglise adoptée en 2004 (Mission Shaped Church) a permis de tracer une route, en introduisant deux notions qui vont nous intéresser particulièrement. La première est celle de la « mixed economy », de l’économie mixte, qui propose un modèle de co-développement des formes anciennes à côté des formes nouvelles à l’intérieur de la même Eglise. Le rapport a affirmé qu’au nom de sa mission, l’Eglise est appelée non seulement à renouveler ses formes existantes (paroisses), mais à faire de la place pour des initiatives qui cherchent à toucher de nouveaux publics. Dans cette dynamique, un rôle important est donné à l’institution. D’abord, pour reconnaître que la diversité d’expressions de foi est une richesse et non pas une menace pour l’Eglise. Ensuite, pour encourager l’expression d’une diversité d’approches communautaires de l’évangélisation.

Concrètement, pour que l’économie mixte fonctionne, l’institution a besoin de :

  • favoriser le développement à la fois des paroisses existantes et des « Fresh expressions » ;
  • protéger les nouvelles initiatives, inévitablement fragiles au départ (parce que non structurés et reposant souvent sur l’implication d’un petit groupe de personnes) ;
  • accompagner le développement de ces initiatives, avec des formes de reconnaissance appropriées ;
  • développer des formations adaptées

L’accompagnement des « Fresh expressions » par les diocèses, a été particulièrement important, car le rapport a reconnu de nombreux écueils possibles. Tout d’abord, là où l’on encourage la diversité, se pose nécessairement la question de l’unité : quelles formes concrètes d’unité entre les Fresh expressions, et entre les nouvelles initiatives et les paroisses ? Ensuite, comment articuler des cadres théologiques pour accompagner le développement de nouvelles formes d’Eglise ? Quels outils offrir pour encadrer sans contrôler ?

Le rapport reconnaît également que pour favoriser le développement d’une « Mission shaped church », il faut discerner, former et accompagner les leaders dans l’Eglise, que ce soit des ministres ordonnés, ou des membres laïcs des Eglises, en vue d’un « pioneer ministry » (ministère pionnier, tourné vers le démarrage et le développement de nouvelles initiatives missionnaires). Dans les années qui suivent l’adoption du rapport, l’Eglise développe une approche diversifiée (mixte) de la question de la formation, d’un côté, en inscrivant la dynamique missionnaire au cœur de la formation théologique et pratique offerte par les instances de formation déjà établies ; et de l’autre côté, en lançant de nouvelles offres de formation dans les diocèses pour accompagner des personnes désireux de démarrer ou déjà en train de vivre des formes de ministère pionnier.

Trois niveaux de formation ont notamment été articulés :

  • Journées de sensibilisation (« vision days ») pour introduire l’idée d’une Mission shaped church aux paroisses ;
  • Mini parcours (5 soirées) sur les bases théologiques d’une Mission Shaped church (« mission shaped introduction»), à destination des paroisses qui auraient envie de lancer des initiatives d’évangélisation et de mission ;
  • Parcours théologique d’un an (« mission shaped ministry ») pour les leaders potentiels de nouvelles initiatives. Ce parcours se décline en 10 soirées, et plusieurs week-ends sur une année, avec des retours sur expérience réguliers et individuels avec un accompagnateur.

 

Quel est le résultat de ces expérimentations dans l’Eglise d’Angleterre ? En moins de dix ans, les « Fresh expressions » ont su prendre une place importante dans le paysage ecclésial : en 2014, 10% de toutes les personnes fréquentant régulièrement l’Eglise anglicane, le font dans le cadre d’une « Fresh expression » d’Eglise. Plus intéressant encore est le fait qu’on a constaté un rebondissement sur les formes traditionnelles d’Eglise. Contrairement à ce que craignaient beaucoup, les nouvelles formes d’Eglise n’entraînent pas de polarisation entre l’ancien et le nouveau, ni une plus grande fragilisation encore des paroisses. Au contraire, l’identité d’une « Mission shaped church » semble portée par des paroisses de toutes sortes, et la forte croissance des nouvelles expressions d’Eglise trouve un écho dans des lieux d’Eglise aussi variés que des Eglises en centre-ville, des cathédrales, des paroisses rurales ou des regroupements paroissiaux.

 

Une appropriation

Quelles pistes cet exemple pourrait-il ouvrir devant nous ? Il nous semble qu’il y a matière à réfléchir en ces deux domaines particuliers de l’économie mixte et du développement de ministères pionniers.

Du côté de l’économie mixte, l’expérience de l’Eglise d’Angleterre nous invite à chercher des manières de valoriser dans l’Église des approches diverses de la mission et des formes diverses de vie communautaire selon chaque contexte. Et à promouvoir non pas une économie parallèle, mais une véritable économie mixte, où ancien et nouveau s’enrichissent mutuellement, où les structures paroissiales deviennent le point de départ pour lancer des initiatives nouvelles. A nous donc d’assouplir nos structures et nos mentalités pour inventer l’Eglise dans des lieux et auprès des personnes où elle n’est pas encore présente. A nous d’imaginer des formes actives de solidarité entre paroisses, consistoires, personnes, groupes au service de nouvelles initiatives.

Au vu de l’expérience anglais, il est important de souligner que nous vivons déjà dans l’Eglise protestante unie une mesure d’économie mixte. Notre Eglise vit précisément des réalités très diverses : c’était là le point de départ pour notre réflexion. Cette variété locale constitue une des forces du protestantisme luthéro-réformé : nous avons des racines plurielles et des expressions de vie plurielles. Mais comment, et notamment au niveau régional, pouvons-nous à la fois aider la paroisse fragile et accompagner la prise d’initiative de la part de la paroisse dynamique ?

Voilà un défi qui nécessite un travail de discernement à trois niveaux :

  • Discernement des lieux : quel est le besoin de tel ou tel lieu dans la région, et quel type d’accompagnement est nécessaire ? S’agit-il d’une nouvelle initiative missionnaire à valoriser ou une réalité de paroisse à renouveler ? Quels lieux pourraient développer une vision missionnaire, si l’on leur proposait une réflexion, une formation adaptée ?
  • Discernement des personnes : qui sont les personnes dans nos paroisses qui pourraient initier des projets, pour permettre l’émergence d’une forme d’Église nouvelle, missionnaire dans leur contexte ? Il s’agit des personnes qui naturellement ont un fibre d’entrepreneur, de leader, mis au service de l’Evangile. Comment identifier ces gens-là ?
  • Discernement des partenaires : comment imaginer des projets au niveau paroissial, entre paroisses, portés par un consistoire, la région ou avec le soutien du national, ou en lien avec d’autres Eglises sur le terrain, ou avec des partenaires étrangers, tel des services de mission ?

Sur ces questions, nous avons une certaine expérience. Depuis plusieurs années, des expérimentations nous ont ouvert la voie, et notamment l’expérience des Equipes pastorales missionnaires (EPM) en région est, dont nous venons de faire l’évaluation en 2014. Ce n’est pas étonnant que certains des aspects soulignés par cette évaluation font l’écho des enjeux de l’économie mixte : la diversité des contextes, l’importance d’un bon rapport entre les paroisses instituées et les nouvelles initiatives. Mais également la question de la formation de pasteurs missionnaires, des communautés locales, des équipes de terrain.

Ce qui nous mène enfin à la question des ministères pionniers, autre piste à explorer pour accompagner le développement missionnaire dans notre contexte. On pourrait également parler d’éclaireurs, dont la vocation est d’ouvrir un chemin, que ce soit à l’intérieur d’une paroisse pour un nouveau projet, ou dans le cadre d’un partenariat sur un ensemble, ou par des nouvelles initiatives du type EPM en région est, par de nouvelles implantations en région parisienne là où il n’y a pas de communauté, ou par des projets de redynamisation de lieux existants…

 

Nous savons que ces projets doivent être portés, impulsés, accompagnés par des personnes. Mais l’évaluation des EPM en région Est a souligné également l’importance de la dimension communautaire, dans le discernement des projets, mais également dans leur mise en pratique sous forme d’équipes. Comment discerner à l’intérieur de nos communautés des personnes qui ont un fibre de « pionnier » ou d’évangéliste, ou celles qui pourraient s’impliquer dans une équipe « pionnière » pour réaliser de nouveaux projets missionnaires ? Comment reconnaître formellement leur ministère ? Comment les former et les accompagner ? Souvent les freins pour de tels projets sont dans les mentalités, plus que dans les règles, mais comment assouplir les structures pour faciliter leur développement ?

En conclusion, il semble qu’une approche juste n’est pas celle du « ou… ou », mais celle du « et… et ». Il ne s’agit pas de lieux fragiles ou de lieux dynamiques, de lieux existants ou de nouvelles formes d’Église. L’enjeu est plutôt : comment ensemble accompagner notre Église pour devenir dans les faits ce qu’elle veut être par conviction : une Église de témoins, et cela en particulier auprès de nouveaux publics, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas dans l’Église.

On termine avec un verset de l’apôtre Paul : « Moi, Paul, j’ai planté, Apollos a arrosé, mais c’est Dieu qui a fait croître » (1 Cor 3,6). Oui, c’est parce que Dieu agit dans son Église et dans le monde, que nous pouvons avancer en confiance et oser ouvrir de nouveaux chemins pour une meilleure annonce de l’Évangile.

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